Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même à M. de Kerliézec, beau-frère de M. Royou : « Mon voyage de Bretagne de l’année dernière et ma maladie, lui écrivait-il, m’ont fait perdre plus de trois cents louis d’or. » On lit en effet dans la Correspondance de Grimm[1] que Fréron avait été recueillir en Basse-Bretagne la succession d’une nièce. Cet héritage passait pour être assez considérable, « vu le trafic lucratif que la défunte faisait de ses charmes dans les ports les plus fréquentés de la province. » Néanmoins Fréron regrettait la perte de ses trois cents louis d’or. Et cela se conçoit lorsqu’on songe qu’il avait à Paris une maison montée sur le plus grand pied, avec laquais, chaise de poste et maison de campagne. Il est vrai qu’il eut pendant quelques années un revenu d’environ 40,000 livres de rente. Il demeurait toujours dans cet appartement de la rue de Seine où il avait dépensé pour plus de 30,000 livres en dorures[2]. Il y tenait table ouverte, comme un fermier-général, et donnait dans un luxe ruineux. « C’était une profusion, un désordre, un gaspillage incroyable : il est vrai que rien n’était si gai que ces soupers, dit un contemporain[3]. J’ai vu quelqu’un qui a été longtemps un convive assidu de ces orgies, et qui avoue que c’est le temps le plus heureux de sa vie. En effet, tous étant gens de beaucoup d’esprit, un sot n’aurait pu se plaire en pareille compagnie, et les femmes même qui y étaient admises et en faisaient l’âme devaient nécessairement avoir une tournure analogue à celle de la société. » Je dois dire que sur le dernier point on ne sait rien. Ce qu’on sait mieux, c’est le tour de licence que prenaient parfois les amusemens de cette société. On peut lire dans l’Espion anglais le récit d’une mystification (au sens étymologique du mot) un peu écœurante que Fréron et son monde firent subir au petit Poinsinet, comme on appelait le cousin du traducteur d’Anacréon. Je sais bien qu’il s’agissait de Poinsinet, le plus vain et le plus naïf des petits auteurs du siècle. Mais la farce rabelaisienne dans laquelle Fréron joua ce jour-là le principal rôle n’était guère plus alors qu’aujourd’hui dans le goût de la bonne compagnie.

  1. A la date du 1er octobre 1765.
  2. Fréron était locataire du sieur Le Lièvre, apothicaire distillateur du roi, et inventeur de ce Baume de vie, qu’il a vingt fois célébré en vers et en prose dans son Année littéraire. Voyez 1755, V, 25 ; 1756, II, 67 ; IV, 262, etc. Il ne se peut rien imaginer de plus burlesque que ces annonces du Baume de vie, qui guérissait tous les maux comme certains remèdes, mais qui était moins inoffensif quand, à l’exemple de Fréron, on en prenait avec excès.
  3. L’Espion aglais, III, 168.