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jugeait bien Voltaire quand il se persuadait que, s’il lui fût arrivé quelque accident fâcheux, le patriarche lui eût donné le couvert ; « bien plus, il n’en dirait rien, à condition toutefois que le journaliste s’engagerait à ne plus outrager dans sa personne le génie, la raison, les lumières, le bon goût, la vertu, les talens, etc. »

Cette ironie, pour être cruelle, en est-elle moins légère et de cette finesse aiguisée qui rappelle l’aimable persiflage de Lucien ? Qui donc, au dernier siècle, a mieux connu Voltaire ? qui l’a pénétré plus avant[1] ? Ce n’est pas que Fréron fût un psychologue accompli. Il avait trop peu réfléchi : il est superficiel et n’a aucune idée des mystères de l’âme humaine ; mais il a des instincts presque infaillibles : il chasse de race. On peut trouver qu’il incline trop à chercher dans des vues intéressées le principe de nos actions. Je le veux bien, mais à la condition qu’on nous démontre qu’il a tort. La conduite de Voltaire dans l’affaire de Calas n’était pas inspirée par des motifs aussi simples que Fréron se le figurait : il était pourtant plus près que personne de la vérité, et cela par une sorte d’intuition inconsciente.


IV

Fréron, qui avait perdu sa première femme en 1762[2], songea à se remarier. Il se rappela qu’il avait en Bretagne, dans la famille des Royon, à laquelle il était allié par sa mère, une jeune et aimable cousine qui pourrait élever ses deux enfans et tenir sa maison. Anna ou Annétic Royou, comme il l’appelle, n’avait que seize ans ; elle était fille du procureur fiscal de la baronnie de Pont-l’Abbé, petite ville maritime à quelques lieues de Quimper-Corentin. Il y avait loin en ce temps-là de Paris aux côtes de l’Armorique, Fréron annonçait chaque semaine sa prochaine arrivée à Pont-l’Abbé, mais, dans le temps où il se disposait à partir, les affaires (quelquefois aussi d’horribles coliques d’entrailles) semblaient se donner le mot pour le retenir dans la capitale.

Ainsi, en juillet 1766, Fréron était tout occupé de corriger un mémoire important que le duc de Choiseul lui avait fait porter. Ces « occupations extraordinaires » lui rapportaient autant et quelquefois plus que son travail périodique[3], comme il le mande

  1. Il faut surtout lire le portrait de Voltaire qui parut dans l’Année littéraire de 1760.
  2. Voyez la curieuse lettre de condoléance de Piron à Fréron, qui lui avait envoyé un billet d’enterrement, et la réponse du critique au poète. Œuvres inédites de Piron, p. 200.
  3. L’Année littéraire paraissait tous les dix jours, c’est-à-dire le 10, le 20 et le dernier jour de chaque mois, par cahier de trois feuilles d’impression ou de 32 pages ; il y avait tous les trois mois un double cahier, soit, au bout de l’année, 40 cahiers ou huit volumes complets. La liste des collaborateurs de Fréron est fort longue. Outre l’abbé de La Porte, on cite l’abbé Du Port du Tertre, Palissot, de Caux, Louis, d’Arnaud de Baculard, Bret, Bergier, Patte, Poinsinet, Le Roi, etc.