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soutienne Fréron ; mais il le protège, il faut s’y résigner. Dans les premiers jours d’avril, Voltaire n’exige plus qu’une « rétractation, » un simple « désaveu » de la part de Fréron. Le critique ne rétracta rien et n’avait rien à rétracter. Voltaire avait bien choisi son heure, en vérité ! En ce moment, il répandait, par milliers d’exemplaires, un pamphlet des plus injurieux contre Fréron, ces Anecdotes sur Fréron écrites par un homme de lettres à un magistrat qui voulait être instruit des mœurs de cet homme. J’ai déjà dit que Grimm lui-même appelle ce plat libelle « un tas d’ordures. » Voltaire, qui en rougissait un peu, l’attribuait tantôt à Thieriot, tantôt à La Harpe[1]. Son impuissante colère contre le gazetier tournait en aigreur contre Malesherbes. Dans la rancune comme dans la haine, il lui arrive souvent de perdre toute mesure. Il osait écrire que, s’il hésitait à lui rendre justice, le chef de la librairie « partagerait l’infamie de Fréron, » et que, si le nom de Fréron était celui du dernier des hommes, le nom de Malesherbes serait à coup sûr l’avant-dernier[2].

Quelques années plus tard, après la réhabilitation de Calas, le feu de la discorde se ralluma. Fréron, avec une malice vraiment diabolique, s’amusa du ton et des prétentions de Voltaire en cette affaire. Il remarqua finement que le patriarche était de cette famille de justiciers (elle existe encore) qui croient toujours à la vertu des accusés, jamais à celle des juges ! Certes Fréron est enchanté, avec toute l’Europe, que les Calas soient réhabilités. Il parle même, toujours avec l’Europe, de la bonté et de la naïveté des sentimens de Voltaire, mais il n’y croit guère. Qu’est-ce que le patriarche a vu dans cette affaire ? Un sujet tragique. « voilà d’abord sa tête poétique qui s’échauffe ; qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas tant un sentiment d’humanité que celui de ranimer son existence et de faire parler de lui qui l’a transporté dans cette occasion[3]. »

On imagine la fureur de Voltaire quand ces lignes furent mises sous ses yeux. A quelles extrémités ne se serait-il point porté contre Fréron, s’il avait seulement eu le crédit du plus mince courtisan de Versailles ! Peut-être est-il bon que les hommes de génie, ces mortels irritables, soient d’ordinaire impuissans et désarmés. S’ils trouvent jamais la fameuse formule qui doit leur livrer le secret de l’univers et les élever au rang des dieux, c’en sera fait de la critique et surtout des critiques. Mais non ; Voltaire n’eût point écrasé Fréron, dont malgré tout il estimait le jugement littéraire. On connaît d’ailleurs sa célèbre boutade contre Jean-Jacques. Fréron

  1. Elles doivent avoir été, sous une première forme, l’œuvre de l’abbé de La Porte.
  2. Correspondance, 6 avril 1761.
  3. L’Année littéraire, 1765, III, 156.