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qui fait tout passer. Si c’avait été un autre que Fréron, si ç’avait été Voltaire lui-même, par exemple, qui eût écrit contre un adversaire cette page d’une ironie si vive et d’une médisance si achevée, le patriarche l’eût trouvée de bonne guerre ; mais il n’est plus question de littérature. Cette fois Fréron mérite bien « le carcan. » Voltaire bondit de joie à l’idée que son ennemi est enfin dans ses mains. Un libelle diffamatoire ! Il n’a que quatre lignes ; mais n’importe. Fréron s’est attiré une affaire qui va le conduire devant le lieutenant criminel. Voltaire le croit ; c’est chose assurée. Vite, une procuration du père de Marie Corneille, une autre procuration du sieur L’Écluse, le dentiste persécuté, calomnié, qui tantôt est bien un ancien acteur de l’Opéra-Comique, et tantôt n’est plus que le cousin de celui qui a monté sur le théâtre de la foire[1]. Voltaire est si préoccupé qu’il présente L’Écluse à Le Brun dans ces deux personnages, et cela à deux jours de distance[2] ! Voltaire se promet d’intervenir au procès. On va écrire au chancelier et faire agir tous les ministres, le parlement, le comte de Saint-Florentin, le prince de Conti, le lieutenant de police Sartine, etc. Voici déjà un éloquent certificat de Mme Denis, cette « respectable veuve d’un gentilhomme mort au service du roi, » que Fréron (qui s’en serait douté ?) a désignée comme une danseuse de corde ! La nièce de Voltaire, cette grosse personne qui se piquait de littérature, comme on sait, a rédigé d’un bout à l’autre une éloquente protestation. Cela commence ainsi : « Je me joins au cri de la nation contre un homme qui la déshonore, » et finit par ces paroles mémorables : « Si cette insolence n’était pas réprimée, il n’y aurait plus de familles en sûreté ! »

Quelle comédie ! Elle ne pouvait finir d’une façon tragique. Malesherbes protégeait « le monstre. » A Paris, rien ne bougeait. La Tournelle criminelle tenait ses trois audiences par semaine, on exposait en place de Grève force misérables condamnés au carcan, le fer rouge du bourreau marquait de fleurs de lis des troupeaux de galériens ; mais il n’y avait pas d’apparence que Fréron fût au nombre de ces malheureux. Bientôt Voltaire lui-même désespère d’obtenir justice. « Plus j’y fais réflexion, écrit-il au poète Le Brun (19 février 1761), plus je suis sûr, monsieur, que nous ne trouverons personne à Paris qui prenne intérêt à Mlle Corneille et à son nom. » C’est une chose « honteuse » que M. de Malesherbes

  1. Les pièces de l’Opéra-Comique étaient représentées sur deux théâtres situés, l’un dans le cul-de-sac des Quatre-Vents, faubourg Saint-Germain, à côté de la foire, et l’autre dans le préau de la foire Saint-Laurent, du côté du faubourg Saint-Martin : ils n’étaient ouverts que pendant le cours de ces deux foires.
  2. Correspondance, 30 janvier (cf. 16 janvier) et 2 février 1761.