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critique aussi exigeante et raisonnable. Je veux le croire ; mais ce qui n’est point douteux, c’est que l’ode de Le Brun était détestable. Il fallait le dire, et il y avait à cela quelque courage, puisque Voltaire louait publiquement, dans une lettre imprimée, les vers de ce poète, qu’il décriait en secret : « Je vous ferais attendre ma réponse quatre mois au moins (il est vrai que l’ode avait trente-trois strophes !), si je prétendais la faire en aussi beaux vers que les vôtres. » Ce sont là de ces complimens obligés qui ne tirent pas à conséquence. En réalité, Voltaire était de l’avis de Fréron. Au cours d’une lettre à Mme d’Argental, il avoue que « l’ode est bien longue » et « qu’il y a de terribles impropriétés de style. » M. Le Brun est son ami, donc Fréron est « un infâme, » un « chien enragé qu’en bonne police on devrait étouffer, etc. » Sacer esto.

Voltaire désirait très fort de lire la critique de Fréron sur l’ode de Le Brun[1]. Il la demande sans cesse et presse tous ses amis de Paris de la lui envoyer. « N’aurai-je point la feuille contre M. Le Brun, contre Mlle Corneille et contre moi ? » Il ne la reçut que le 30 janvier, et ce fut Le Brun qui la lui fit tenir. Voici ce qu’il y lut :


« Vous ne sauriez croire, monsieur, le bruit que fait dans le monde cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans les gazettes, dans les journaux, dans tous les papiers publics, et je suis persuadé que ces annonces fastueuses font beaucoup de peine à ce poète modeste, qui sait que le principal mérite des actions louables est d’être tenues secrètes. Il semble d’ailleurs par cet éclat que M. de Voltaire n’est point accoutumé à donner de pareilles preuves de son bon cœur, et que c’est la chose la plus extraordinaire que de le voir jeter un regard de sensibilité sur une jeune infortunée ; mais il y a près d’un an qu’il fait le même bien au sieur L’Écluse, ancien acteur de l’Opéra-Comique, qu’il loge chez lui, qu’il nourrît, en un mot qu’il traite en frère. Il faut avouer qu’en sortant du couvent Mlle Corneille va tomber en bonnes mains. »


Tout cela, il faut en convenir, est touché à point et de ce tour

  1. Le Brun, sur de l’impunité (Il était secrétaire des commandemens du prince de Conti), se déchaîna avec une incroyable violence contre Fréron dans deux gros pamphlets aujourd’hui oubliés : la Wasprie ou l’Ami Warp (en deux (parties, Berne, 1761) et l’Ane littéraire, ou les Aneries de maître Aliboron dit Fréron, (1761). La Wasprie, que j’ai lue d’un bout à l’autre dans l’espoir d’y découvrir quelques traits de mœurs ou de caractère concernant Fréron, n’est qu’une longue invective, un torrent d’injures grossières où le critique est appelé filou, bipède, chiffonnier littéraire, cuistre hybernois, etc., le tout enjolivé d’innombrables citations grecques et latines à l’effet de prouver que les poètes d’Athènes et de Rome ont tous dit avant Le Brun ce que Fréron s’est permis d’appeler du galimatias double.