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toutes les métamorphoses, réunissant en soi tous les contrastes comme la nature elle-même, et, comme elle aussi, au-dessus de tous les petits jugemens étroits, relatifs et bornés d’une morale mesquine.

Contre Fréron, Voltaire s’est tout permis, sans scrupules, sans remords. « Il semble que cet homme, a-t-il dit en parlant du critique, soit le cadavre d’un coupable qu’on abandonne au scalpel des chirurgiens. » Deux ans après la lettre de Fréron à Malesherbes que nous venons de citer, on voit paraître coup sur coup la satire du Pauvre Diable, où Fréron, une trentaine de vers durant, est fouetté jusqu’au sang ; l’Écossaise, où le critique est mis au pilori en plein théâtre-Français ; les Anecdotes sur Fréron, que la Correspondance de Grimm elle-même appelle un « tas d’ordures détestables ; » enfin le XVIIIe chant de la Pucelle, où Voltaire a mis ses ennemis en capilotade, où il nous les montre, Fréron en tête, enchaînés deux à deux, traversant la forêt d’Orléans : ils sont en route pour Marseille, où ils rameront sur les galères de l’état. Voltaire a dit et écrit cent fois que Fréron avait été aux galères ; il a dû finir par le croire.

L’Écossaise fut représentée le 26 juillet 1760. On connaît le sujet et la fortune de cette comédie larmoyante, une des plus médiocres de Voltaire. La toile se lève sur un café de Londres ; dans un coin, auprès d’une table sur laquelle il y a une écritoire, Frelon[1] lit la gazette » Il est là comme chez lui. ; il donne audience aux auteurs et rédige ses feuilles en causant de la pièce nouvelle avec les habitués du café. Il sèche d’envie. On donne des places aux gens de lettres, des pensions aux officiers, des récompenses à des inventeurs de machines. A lui, rien. « Cependant, s’écrie-t-il, je rends service à l’état ; j’écris plus de feuilles que personne, je fais enchérir le papier… Je voudrais me venger de tous ceux à qui on croit du mérite. Je gagne déjà quelque chose à dire du mal. Si je puis parvenir à en faire, ma fortune est faite. » Et il fait comme il dit. Il sert la jalousie d’une mégère, surprend les secrets d’une famille, dénonce les gens à la police, joue le rôle d’un espion, d’un bravo, d’un vil entremetteur. Dès la seconde scène, un personnage s’étonne qu’on ne l’ait pas encore montré en public, « le cou décoré d’un collier de fer de quatre pouces de hauteur. »

On le voit, ce n’est pas la satire d’un critique que Voltaire a mise sur la scène. C’est un homme, Fréron, qu’il a voulu exposer au pilori. Or, cet homme, nous le connaissons. Malesherbes lui écrit

  1. A la représentation, d’après la volonté de Voltaire (Correspondance, 25 mai 1760), au lieu de Frelon on prononça le mot anglais wasp, « frelon, » « guêpe. » Le critique avait, dit-il, prié les comédiens de conserver le nom de Frelon, et même de mettre celui de Fréron, « s’ils croyaient que cela pût contribuer au succès de la pièce. »