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dauphin de France, — mais c’est qu’alors il eût été moins sincère. Nous touchons ici au fond de sa pensée : comme tous les purs lettrés, il s’inquiétait peu de la qualité des doctrines et ne considérait que la façon dont les choses étaient dites. Or l’auteur du Fils naturel, qui était déjà le père d’un gros livre érudit et ennuyeux au gré de Fréron, l’Encyclopédie, venait d’exposer sur le théâtre de Corneille et de Racine une sorte de monstre sans nom, en dépit de La Chaussée, un drame bourgeois, une comédie larmoyante, dont Boileau eût purgé la scène française ! On juge de sa douleur quand, son article écrit, — un article auquel il avait travaillé « plus de huit jours, » — il crut voir se dresser tout à coup à ses côtés, souriant et lui tendant la main, le détestable auteur d’une pièce plus détestable encore ! La fortune lui épargna cette honte et ce chagrin. Diderot et Fréron ne se réconcilièrent point. Seulement le critique, par égard pour M. de Malesherbes, consentit à se taire quelques mois sur le Fils naturel. Quand on n’en parla plus, il publia son examen. Il le fit avec une modération et une discrétion qu’il faut bien reconnaître, et qui ne sont plus guère dans nos mœurs. « Je suis bien sûr, disait-il en parlant du Fils naturel, de ne point blesser, dans l’examen que j’en vais faire, les égards que mérite M. Diderot. Je suis certain encore, d’après tout ce qu’on m’a dit de son caractère et de sa façon de penser, qu’il est moins fait qu’un autre pour s’indigner avec hauteur d’une critique juste, honnête et polie. »

Dans ces derniers mots, Fréron fait allusion à la susceptibilité de Voltaire ou peut-être de D’Alembert. Sainte-Beuve, dans un article sur Malesherbes, a cité une lettre où ce savant demande « justice » au chef de la librairie d’une note dans laquelle Fréron a osé citer un de ses ouvrages. L’outrage était sanglant en effet et criait vengeance. D’Alembert paraît ici et ailleurs encore[1] comme un de ces apôtres de la liberté qui seraient les pires tyrans de l’humanité s’il leur était jamais donné de la gouverner. En attendant, ces amis du droit et de la justice persécutent leur famille (quand ils en ont une), dénoncent leurs adversaires à l’autorité et trouvent tout naturel d’envoyer leurs censeurs à la Bastille. Voici cette lettre de D’Alembert, « qui, dit Sainte-Beuve, voulant toute liberté et toute licence pour lui, n’en souffrait aucune chez les autres : »


« Monsieur,

« Mes amis[2] me forcent à rompre le silence que j’étais résolu de

  1. Voyez, dans l’Espion anglais, le plaisant démêlé qu’eut D’Alembert, en 1755, avec le père Tolomas, régent de rhétorique au collège de Lyon, et la lettre, d’une vanité si ridicule, qu’il écrivit à la Société royale de Lyon.
  2. Sainte-Beuve ajoute ici entre parenthèses : « Les amis servent toujours à merveille en ces occasions-là, »