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sommes plus ou moins canardés d’un côté à l’autre de la Seine, échangeant des balles avant de partager des plats de pois chiches; mais, je l’ai déjà dit, les questions de nationalité s’effacent vite entre particuliers, à cette distance de l’Europe, dans ces contrées où règne la franc-maçonnerie des peaux blanches. C’est donc bien volontiers que je me laisse gagner par un accueil si prévenant et que, pourvu d’un nouveau cheval aussi chétif que le précédent, j’accompagne mon nouveau guide à la cascade de Botokan, qu’il m’a proposé de me faire voir.

Pendant une heure et demie, nous cheminons par des sentiers étroits à travers la forêt solitaire, descendant dans des gorges profondes pour franchir à gué les torrents et remonter l’autre rive, suivant des yeux le vol d’un oiseau au plumage éclatant qui s’est envolé à notre approche, essayant en vain de nommer toutes les essences d’arbres qui se pressent et s’enchevêtrent autour de nous, et calculant ce qu’il faudrait d’efforts pour tracer des routes à travers cette végétation aujourd’hui impénétrable et inutilisée. Au bout de deux lieues, nous apercevons une nappe d’eau limpide que traverse notre route; des arbres nous en cachent le cours inférieur, mais au détour, spectacle unique! ce n’est plus la nappe d’eau limpide qui se continue, c’est une cataracte qui la remplace. Une fissure de la montagne s’est ouverte un jour en cet endroit, et le fleuve tombe perpendiculairement d’une hauteur de 50 mètres dans un sombre couloir, où on le voit courir et bouillonner au loin. On reste fasciné, dans une contemplation muette, en présence de ces brusques et sauvages efforts de la nature, qui font ressortir par leur contraste le spectacle normal et régulier de ses lois éternelles.

Nos Indiens, toujours armés du tranchet qui ne quitte pas leur ceinture, se mettent à fureter dans le bois, pendant que nous nous reposons au bord de la cascade à demi submergés par l’écume : ils nous apportent des cocos, des œufs de serpent trouvés dans un tronc de palmier, des plumes d’oiseau, dont la vue fait bondir de joie le cœur de mon compagnon, naturaliste à ses heures. Devant nous se dresse, dans toute la gloire d’un soleil couchant, le Mahaijay, qui a donné son nom au village voisin : haut de 8,000 pieds, il paraît plus haut encore, grâce à cet isolement et à cette structure conique et régulière propres aux volcans éteints. Aussi loin que la vue s’étende, elle ne rencontre que les ondulations infinies de la futaie, révélant une intarissable puissance de sève. Le jour qui baisse nous force à regagner la fonda, accompagnés d’un essaim de lucioles qui voltigent au hasard autour de nous, ou se groupent en quantités innombrables sur un arbre semblable à un candélabre à mille branches.

La lune ne tarde pas à se lever dans une atmosphère calme;