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REVUE. — CHRONIQUE.

jetterait-il les yeux fermés dans cette aventure de la guerre où rien ne lui fait une imprescriptible obligation de se précipiter, et où l’inconnu est pour tout le monde? La conférence de Constantinople, à défaut d’autre victoire, a eu justement ce résultat favorable de transformer la situation, de substituer la responsabilité collective à la responsabilité particulière de chaque état, comme elle a substitué l’action commune à l’action séparée. La Russie n’est plus seule vis-à-vis de la Turquie, elle n’est plus qu’une des six puissances qui ont pris part aux dernières discussions, et lord Derby avait raison lorsqu’on parlant de la paix, du rôle de la Russie, des devoirs du tsar, il ajoutait : « L’empereur peut parfaitement dire à ses sujets qu’il ne voit pas pourquoi il prétendrait ressentir à lui seul un coup qui a porté aussi bien sur toute l’Europe, ou mettre seul à exécution des vues qui ont été celles de tous les cabinets européens... »

La Russie a, pour ainsi dire, mis en commun avec l’Europe son honneur, ses intérêts, sa politique vis-à-vis de l’Orient; comme l’Europe, elle est liée par les nécessités de la paix, par les transactions de droit public. Elle ne peut pas invoquer contre ses obligations de 1856 les résistances ou la mauvaise administration des Turcs, et cela pour les deux raisons que donnait encore lord Derby, non sans finesse : « La première raison, c’est que, lorsqu’on a fait ces traités, ce n’était pas par amour de la Turquie, mais pour les intérêts européens, qui étaient en jeu; la seconde raison, c’est parce que le traité de Paris a été renouvelé en 1871... » Quand le cabinet de Saint-Pétersbourg a lui-même demandé que ce grand acte fût modifié sur des points qui lui tenaient plus particulièrement à cœur, il n’a fait que donner une sanction, une force nouvelle à ce qui en reste, à ce qui subsiste comme la règle des rapports européens. La Russie peut toujours se dégager sans doute. Elle peut faire la guerre, jeter ses armées dans les provinces turques, elle aura des succès, nous l’admettons, elle sera nécessairement conduite à des occupations militaires prolongées, probablement à des conquêtes; mais alors, si tant est que les événemens attendent jusque-là, alors toutes les complications surgiront à la fois. La question d’Orient sera redevenue, selon l’éternelle habitude, la question d’Occident. La guerre n’aura rien résolu, elle aura tout aggravé; l’amélioration du sort des chrétiens sera surtout singulièrement perdue de vue. La périlleuse condescendance d’une seule politique pour des passions belliqueuses ou des ambitions indéfinies aura compromis pour longtemps peut-être la sécurité du monde.

Qu’aura gagné la Russie à donner ce signal des conflagrations? N’a-t-elle pas plus d’avantage au contraire à rester a une des six puissances » coalisées pour la paix, à maintenir l’accord de l’Europe? Cet accord n’a point assurément toutes les vertus, on peut en médire et le