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avec lequel j’échange quelques mots d’anglais mêlé d’espagnol, je prends place sur le bateau à vapeur qui remonte le Passig et la lagune, grand lac d’eau douce d’où s’écoule le fleuve. La sortie de la ville est charmante ; les deux rives du fleuve sont encadrées de cases indiennes, dont beaucoup servent de maisons de campagne à des Européens ; elles sont élevées sur un solide pilotis de 2 mètres environ, précaution nécessaire contre l’humidité pendant la saison des pluies ; un vaste toit de chaume, couvrant une charpente légère ceinte d’un clayonnage d’osier et de bambou, s’avance au-dessus des vérandahs garnies de fleurs et de plantes grimpantes; les terrasses descendent jusque dans le lit du Passig, étalant à l’œil enchanté leurs riches végétations. Le bananier, le bambou, l’ananas, le cocotier, rivalisent de vigueur et conservent sous un ciel de feu la fraîcheur de leurs tons variés. Dans les appartemens largement ouverts, on voit de jeunes femmes savourer dans un élégant déshabillé la brise matinale, tout en jouant avec leurs perroquets. Rien ne peut rendre l’impression de bien-être qui se dégage de tout cet ensemble harmonieux et calme; voici enfin dans leur plénitude la nature exubérante des tropiques, la vie molle et facile, le laisser-aller créole; on voudrait ralentir la marche du steamer, qui file de toute sa vitesse devant ces tableaux délicieux. Il laisse cependant Manille derrière lui, les villas disparaissent, mais l’animation ne diminue pas; les cases d’indigènes, plus petites et moins élégantes, mais toujours pittoresquement juchées sur leurs échasses, se multiplient à mesure qu’on avance. Des hommes circulent sur les berges, poussant leur mule ou portant des fardeaux; les femmes entrent dans la rivière jusqu’à la ceinture pour y laver leur linge aux bariolages éclatans ; les enfans barbotent à plaisir dans cette eau tiède, et leur nudité chaste donne au paysage je ne sais quoi de primitif et de patriarcal. Le long des rives glissent, du milieu des nénuphars, des pirogues maintenues en équilibre par deux longs bambous fixés latéralement à la hauteur de flottaison, chargées de fruits, de fourrages ou de passagers, que manœuvrent à la pagaie deux Tagals rompus à cet exercice. Dans les champs, les buffles accouplés traînent lentement la charrue ou, vautrés dans quelque mare fangeuse, soulèvent d’un air pacifique leur tête élégante et leurs cornes arrondies. Comment quitter cette orgie de couleur et de lumière pour s’asseoir devant la maigre pitance arrosée d’un vin épais et liquoreux que le Passig offre comme repas à ses passagers? Remontons bien vite sur la passerelle; mais déjà tout change : les bords s’écartent, la végétation est remplacée par une plaine d’alluvion en partie inondée; nous entrons dans la laguna.

C’est en effet moins un lac qu’une lagune sans profondeur, aux eaux troubles, une sorte de bassin plat formé par une très légère