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de grain européennes. Ces peuples enfans, qui ne savent ni modérer leurs désirs ni maîtriser leurs passions, s’enivrent avec rage, et ne sont satisfaits que s’ils tombent ivres morts. Selon M. Picqué, les Taïtiens ignoraient à peu près l’usage des liqueurs alcooliques, mais les Européens, en 1796, leur ayant appris à faire fermenter les fruits du pays, ils se prirent d’une passion effrénée pour la bruyante ivresse que produisent ces liqueurs. Dès lors ils soumirent à la fermentation le jus des oranges, de la pomme, de l’ananas et d’une foule d’autres fruits. M. Picqué rapporte aussi l’exemple des Lapons du Finmarck, qui ne connaissent pas l’art de la distillation; mais, quand ils viennent à la côte, la première chose qu’ils demandent aux marins, c’est l’eau-de-vie : on les ramasse ivres morts dans toutes les criques du rivage.

Parmi les nombreuses boissons alcooliques qui sont employées par l’homme pour pervertir son intelligence, nous n’avons pas encore parlé de l’absinthe. C’est qu’en effet l’absinthe n’agit pas seulement par l’alcool qu’elle contient, mais encore par l’essence d’absinthe, qui, même à faible dose, est un poison redoutable. Ce qui différencie l’absinthe de l’alcool, c’est qu’au lieu d’agir seulement sur le système nerveux encéphalique, elle agit aussi avec une très grande rapidité sur la moelle épinière, en produisant des tremblemens, des accès convulsifs épileptiformes, et, à la longue, des attaques d’épilepsie. Elle paraît cependant produire aussi une sorte d’ivresse spéciale, le même sentiment de satisfaction, de bien-être que l’alcool, et les effets de béatitude et d’hypéridéation sont plus marqués avec l’absinthe qu’avec l’alcool. Peut-être faut-il attribuer la sensation de chaleur et de bien-être que donne l’absinthe à son action sur la moelle épinière, mais en tout cas c’est un poison énergique et dont les effets prolongés deviennent funestes pour l’intelligence bien plus rapidement que ceux de l’alcool, ainsi que l’ont démontré les patientes recherches de M. Magnan. Aussi l’absinthe devrait-elle être absolument exclue de l’alimentation publique, tandis qu’on ne pourrait songer à en faire autant pour l’alcool. L’alcool est un stimulant excellent, qui, à dose modérée, est agréable et même utile. C’est un aliment réparateur; c’est de plus un médicament tonique, dont l’efficacité est incontestable; mais quels faibles avantages à côté de ses méfaits!


III.

A côté de l’alcool, il faut placer le chloroforme. Au point de vue physiologique, l’action de ces deux poisons est presque la même, et si l’usage qu’on en fait est très différent, leur fonction est presque identique.