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ce n’est qu’un sentiment vague de tristesse indéfinissable, qu’on cherche à combattre par de nouvelles doses de poison. Peu à peu cette tristesse augmente : le soir, à ce moment qui n’est pas encore le sommeil et qui n’est déjà plus l’état de veille, apparaissent des fantômes mal éclairés, mais à formes repoussantes. Ce ne sont pas encore de vraies hallucinations, ce sont des illusions seulement; mais le moment des hallucinations arrive : des formes hideuses, des animaux immondes, ou encore des objets terrifians empruntés au domaine de la vie réelle. On ne saurait avoir une meilleure idée de cette forme de délire qu’en lisant les observations médicales recueillies sur des aliénés alcooliques. Il me suffira d’en citer une, empruntée à M. Magnan; comme toutes les observations se ressemblent, on jugera très bien d’après ce seul exemple de la forme la plus fréquente du délire alcoolique. Il s’agit d’une femme de quarante-cinq ans, buvant depuis longtemps. « La lumière une fois éteinte, avec l’obscurité, les hallucinations reviennent; elle essaie d’abord de porter son attention sur d’autres objets; elle ferme les yeux et s’efforce de s’endormir. C’est en vain; tout à coup elle entend la voix de ses parens, les gémissemens et les cris de sa fille, qu’on entraîne... elle voit des toiles d’araignée sur le mur, des cordages, des filets avec des mailles qui se rétrécissent et s’allongent; au milieu se montrent des boules noires qui se renflent, diminuent, prennent la forme de rats, de chats qui passent à travers les fils, sautent sur le lit, disparaissent. Puis elle voit des oiseaux, des visages grimaçans, des singes qui courent, s’avancent, rentrent dans la muraille, des poulets qui s’enfuient et qu’elle cherche à attraper; sur tous les toits des maisons voisines apparaissent des hommes armés de fusils; à travers un trou du mur, elle remarque le canon d’un revolver braqué sur elle; des incendies de tous côtés, les maisons s’effondrent : tout disparaît. Au milieu du tumulte, elle voit massacrer son mari et ses enfans... qui crient au feu, à l’assassin, qui appellent au secours. Elle entend les cloches, la musique, un bruit de machine à côté de la chambre, puis des chants, des cris confus. Les arbres semblent danser et sont couverts de globes de toutes couleurs qui reculent, grossissent et diminuent. Par momens, d’immenses feux diversement colorés éclairent l’horizon. »

Souvent ces hallucinations sont si épouvantables qu’elles contraignent, pour ainsi dire, les malheureux à se tuer. Rien n’est plus commun que le suicide des buveurs. D’après Brierre de Boismont, sur un total de 4,595 cas de suicide, il y en a 530 par ivresse, soit environ un neuvième. On le voit, la proportion est considérable; c’est une des graves conséquences sociales de l’abus des boissons alcooliques.