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jusqu’à la rage par les luttes récentes et la défaite suprême. Ces montagnards, si placides et si doux, sont aujourd’hui les plus terribles, et la haine sauvage qu’ils portent à leurs vainqueurs ne cherche même pas à se déguiser.

En Navarre, l’état de l’instruction est des plus prospères; c’est un des bienfaits de cette autonomie, de cette administration locale dont la province a pu jouir jusqu’à ce jour. Dès l’an 1781, une loi est portée par les cortès siégeant à Pampelune dans le but de régler, organiser et développer l’enseignement primaire; en 1794, l’instruction est rendue obligatoire pour les enfans des deux sexes, et chaque absence de leur part à l’école punie d’un réal d’amende aux frais du père ou du tuteur. N’est-il pas curieux vraiment qu’une mesure qui chez nous soulève tant de colères et d’appréhensions ait été appliquée sans résistance depuis près d’un siècle dans le pays le plus religieux et le plus catholique de la chrétienté? En 1829, nouvelle loi sur l’enseignement : les écoles primaires reçoivent un règlement général; les maîtres toucheront un traitement de 3, 4 ou 6,000 réaux au minimum, selon leur catégorie. Bien plus, Pampelune est dotée d’écoles normales : l’une pour les hommes avant 1840, l’autre pour les femmes en 1847, alors qu’il n’existait en Espagne aucun établissement de ce genre et que, dans le reste de l’Europe, ils étaient comptés. Depuis lors le progrès ne s’est pas ralenti : on ne saurait traverser un des villages de la Navarre sans apercevoir une ou même deux maisons d’école, pour filles et garçons; et certes ces maisons ne sont ni les moins propres, ni les moins bien tenues. En somme, près des trois quarts des Navarrais savent lire, et cependant, le croirait-on? il ne s’est pas encore trouvé parmi eux un seul poète pour chanter leurs gloires, leurs traditions, leurs regrets; ils n’ont point d’écrivains, point d’artistes, ni musicien, ni peintre, ni sculpteur, le fond de la race est excellent, mais un talent supérieur ne s’en dégage pas. Quand on rapproche de cette stérilité l’exubérance et la force de vie des provinces du sud comme l’Andalousie, où les génies de toute sorte poussent sans préparation, sans culture, du sein d’une ignorance séculaire et toute orientale, on reste un moment étonné. Il faudrait donc étendre à la Navarre ce qu’un de nos penseurs disait de l’Amérique du Nord : que la supériorité vraie d’un peuple n’est pas nécessairement en rapport avec le développement de l’instruction primaire, et que, là même où tout le monde sait lire, une aristocratie intellectuelle peut faire défaut !


L. LOUIS-LANDE.