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Zabal, règne la même désolation. Or il faut savoir combien le paysan, celui-ci surtout, est attaché à son foyer, pour comprendre quels sentimens de colère et de haine grondent encore au cœur des victimes. elle aussi, « Il nous a fait bien du mal, me disait une vieille femme, obéissant, à l’opinion populaire, qui veut sans autre preuve que le maréchal Concha ait lui-même ordonné l’incendie, oui, bien du mal ; mais maintenant il expie son crime. Comprenez-vous cela, señor ? Détruire les maisons ! S’il avait à se plaindre des hommes, eh bien ! qu’il les fusillât ; mais que lui avaient donc fait ces pauvres murs qui nous abritent ? »

Volontaire ou non, l’incendie d’Abarzuza devait avoir de sanglantes conséquences. Le lendemain de la victoire, sous prétexte de représailles, Dorregaray faisait saisir tous les officiers libéraux qu’il avait dans les mains, plus un sur dix des soldats prisonniers, et les condamnait à être passés par les armes. En avant de la maison où mourut Concha s’étend une petite place formant terrasse du côté de la campagne ; au milieu se dresse une croix de pierre : ce fut le lieu choisi pour l’exécution. Ils étaient là une centaine, pressés au pied de la croix, qui tous pleuraient, s’embrassaient ; on venait les chercher par groupes de vingt, on les amenait en bas du talus, puis on les fusillait. Mon jeune guide avait assisté à l’horrible scène, et, pour dire vrai, il n’en paraissait pas plus ému. L’Espagnol en général, qu’il s’agisse des autres ou de lui-même, ne fait pas grand cas de la vie humaine ; affaire de tempérament et de climat, dira-t-on, mais compte-t-on pour rien vingt siècles de guerres civiles, de proscriptions, de massacres, qui ont couvert d’ossements et de ruines la Péninsule entière ? Pour résister à l’envahisseur étranger, cette cruelle indifférence peut avoir son utilité, sa grandeur, mais entre gens du même pays et du même nom, je ne sais rien de plus triste et de plus odieux.

Moins de huit mois après la mort de Concha, Estella tombait aux mains des libéraux. Cette fois l’attaque eut lieu par un autre point. À peu de distance au sud de la ville s’élève le mont Jurra. Sombre et décharné, droit comme un mur du côté d’Estella, il s’abaisse vers les plaines de l’Èbre en pentes prolongées, mais âpres encore, coupées de fondrières et de ravins. À ses pieds, au bord de la route se trouve l’antique monastère d’Irache, dont la fondation remonterait aux rois goths : ce monastère appartint à l’ordre des bénédictins et jouit longtemps d’une grande réputation, il eut une université où fut professée la philosophie jusqu’en 1833; depuis lors propriété nationale, il est resté presque complètement abandonné. Les bâtimens sont distribués en quatre cours entourées de galeries avec fontaines d’eau jaillissante ; la cave, la cuisine, le lavoir, sont aménagés avec ce soin scrupuleux et cette entente du confort particulière