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signaux. On sort de la ville par un vieux pont de pierre, terriblement renflé en dos d’âne, étroit comme un couloir. Au-delà, un faubourg détruit étale tristement sous la lumière crue du soleil ses bâtisses éventrées, ruines de briques et de pisé. Pendant trois ans, carlistes et libéraux se sont disputé ce terrain pied à pied. Voici d’abord Mañeru, que domine un fort imposant ; plus loin, Cirauqui et son église, où fut commis le massacre des volontaires. Trente-sept de ces malheureux périrent, vingt-trois seulement parvinrent à se sauver. Parmi les survivans était un jeune homme de figure imberbe et placide, mais singulièrement résolu, Tirso Lacalle, surnommé le Boiteux, qui avait juré de venger ses camarades, et qui tint parole : à la tête d’une contre-guerilla, il ne tarda pas à devenir la terreur du parti contraire. Avec lui, point de quartier ; après chaque affaire, il allait lui-même compter les morts, et, quel qu’en fût le nombre, on l’entendait murmurer : « Il m’en manque encore trente-sept ! » Viennent ensuite Lacar et Lorca, deux localités tristement connues par une surprise dont furent victimes les généraux alphonsistes. La route, qui descend rapidement, rampe, tourne, se tord et fuit comme un serpent aux pentes des montagnes. Déjà se dressent dans le lointain les sombres masses du Monte-Esquinza et de Santa-Barbara, positions redoutables, fortifiées à grands frais par les libéraux, et d’où leurs batteries foudroyaient toute la campagne autour d’Estella ; dans le bas enfin, la foule des villages carlistes aux souvenirs sanglans, sales, délabrés, quasi-déserts. Villatuerta surtout est épouvantable à voir ; le pinceau seul pourrait rendre cet amas désordonné de masures lépreuses aux toits croulans, aux murs défoncés, aux fenêtres privées de châssis ; le sol lui-même, aride et rougeâtre, où poussent les cailloux, complète sinistrement l’harmonie du tableau. C’est là que fut arrêté par les carlistes ce capitaine Schmidt, correspondant d’un journal allemand, dont l’aventure a fait quelque bruit dans la presse ; entré le premier dans le village, comme il n’apercevait pas d’ennemis, il aurait fait signe avec son mouchoir aux soldats libéraux qui le suivaient à distance ; mal lui en prit, car il fut saisi et aussitôt passé par les armes sans autre forme de procès.

Cependant Estella n’apparaît pas encore : l’horizon est fermé par des montagnes grises qui font comme un mur à pic ; une avenue de beaux arbres, heureusement épargnés, suit le cours de l’Ega et mène droit à l’obstacle ; il semble qu’on s’y va briser, quand tout à coup le fleuve fait un coude et la route avec lui. À cet endroit commence Estella, et le défilé est si étroit, les pans de roc si rapprochés, qu’ils laissent à peine assez de place pour une seule rue droite et profonde, pavée de pierres plates ; bientôt les voies se