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la fougue de l’inspiration a crevé le cadre scénique, et le tableau se perd dans l’infini; mais, ces réserves faites, il est impossible, une fois qu’on l’a pénétré, de ne pas y voir la représentation d’une des phases les plus remarquables de l’esprit humain. Nous avons vu combien de régions diverses avait traversées la pensée du poète avant de se concentrer dans cette œuvre. Nous l’avons appelé panthéiste, — non pour le parquer dans un système (il avait l’esprit trop large pour accepter des barrières quelconques), — mais pour désigner le point de vue auquel lui apparaissait le monde et sa tendance à voir dans ses spectacles variés les évolutions d’un esprit universel. Ce panthéisme n’avait rien de superficiel, car, après avoir fait le tour des choses, il retrouva la foi au divin dans la profondeur de sa conscience. Cette foi, qui avait traversé les doutes de la contemplation, les épreuves de la vie, les terreurs de l’histoire, s’était enfin cristallisée comme le diamant sous le feu des siècles; il l’incarna dans son Prométhée. Son originalité est de nous avoir peint les souffrances morales de son héros avec une psychologie nouvelle et une étonnante richesse d’invention. Jupiter devint pour Shelley le représentant de la force brutale, de l’oppression, de l’égoïsme, qui sont la loi du monde, tel que nous le connaissons. En Démogorgon au contraire, il a voulu personnifier cette conscience profonde du vrai et du divin, qui, — si elle prenait le dessus, — renverserait infailliblement les forces mauvaises et tyranniques. En Prométhée, il a voulu figurer l’homme tel qu’il pourrait devenir par la connaissance, par l’empire sur lui-même et la purification de son être intime. Les figures largement ébauchées des nobles Océanides Ione, Asia, Panthéa, qui, familièrement assises près du Titan victorieux, tissent pour les hommes les arts divins et donnent les lois du beau du fond de leur grotte merveilleuse au bord de la mer, révèlent par leur groupe harmonieux le rôle de la femme dans l’humanité régénérée.

En voudrons-nous à Shelley de nous avoir présenté un tableau de l’avenir si plein de lumière? Lui reprocherons-nous d’avoir cru à l’impossible? Certes son vœu est de ceux dont nous ne pouvons espérer la réalisation visible; mais, ne dût-il s’accomplir que dans les consciences privilégiées, il n’en conserverait pas moins sa vérité idéale, ce rêve n’en vaudrait pas moins la peine d’être rêvé, et pour parler avec Platon il n’y aurait pas de raison « de ne pas s’enchanter d’une si belle espérance. » il y a plus ; nous croyons que Shelley a compris véritablement et peut-être plus noblement que personne le rôle de la poésie dans l’âge moderne. Dans un temps comme le nôtre, où les institutions du passé ont perdu leur vigueur, où le nivellement universel et continu tend à faire prévaloir la médiocrité, où les religions confessionnelles ont