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peut être une âme harmonieuse qui porte en elle-même son divin contrôle, et que les actes familiers deviennent beaux par l’amour. Le sens profond des choses s’étant dégagé dans ces êtres supérieurs, ils perçoivent la musique secrète du monde.


« PANTHÉA. — Je sors d’un bain d’eau brillante, un bain de lumière azurée parmi les roches sombres. Ainsi je sors du fleuve de ce son.

« IONE. — Hélas ! ma douce sœur, le fleuve du son a reflué loin de nous, et tu prétends sortir de sa vague, parce que tes paroles tombent comme la claire et douce rosée secouée des membres et des cheveux d’une nymphe des bois qui sort du bain.

« PANTHÉA. — Paix! paix! Un puissant pouvoir surgit de la terre, éclate au fond de l’air et fait frissonner le ciel. Les brillantes visions dans lesquelles chevauchaient et reluisaient les esprits chantans ont fui comme de pâles météores à travers une nuit pluvieuse.

« IONE. — Il y a un sens de paroles sur mon oreille.

« PANTHÉA. — Un son universel comme des mots : écoute!

« DÉMOGORGON. — Toi, terre, calme empire d’une âme heureuse, sphère de formes et d’harmonies divines, orbe magnifique...

« LA TERRE. — J’entends; je suis une goutte de rosée qui meurt.

« DÉMOGORGON. — Vous, rois des soleils et des étoiles! Démons et dieux, dominations éthérées, qui possédez des demeures élyséennes sans vent, fortunées, au-delà du désert constellé des cieux!.. Toi, homme, qui étais une fois un despote et un esclave, une dupe et un déçu, une pourriture, un voyageur du berceau à la tombe à travers la nuit épaisse qui précéda ce jour immortel!

« LE TOUT. — Parle, et puissent tes fortes paroles ne point passer.

« DÉMOGORGON. — C’est le jour où dans le profond abîme s’écroule le despotisme du ciel. — Souffrir des maux que la crainte croit infinis ; pardonner des injustices plus noires que la mort; défier le pouvoir qui semble tout-puissant; aimer et supporter; espérer jusqu’à ce que l’espérance crée de son propre naufrage la chose contemplée; ne jamais changer, ni faillir, ni se repentir, voilà ta gloire, Titan. Être bon, grand et joyeux, beau et libre ; cela seul est la vie, la joie, l’empire et la victoire ! »


Ainsi que le second Faust, le Prométhée délivré de Shelley peut être considéré comme un drame philosophique dépassant les bornes de la poésie; par la grandeur de l’idée, l’audace de l’exécution, la splendeur des détails, il nous semble parfaitement digne de figurer à côté de l’œuvre de Goethe comme une des belles créations de la symbolique moderne. On peut objecter à ce poème, qui a l’univers pour théâtre, les élémens pour acteurs et l’homme pour héros, de s’être perdu parfois en des abstractions métaphysiques, de n’avoir pas suffisamment individualisé ses types. Trop souvent