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pensées sur le développement humain, sa foi ardente en l’avenir. Ce poème fut écrit presque en entier à Rome, au printemps de l’année 1819, sur les ruines colossales des bains de Caracalla, dont les vastes plates-formes, soutenues par des arches vertigineuses, étaient alors recouvertes d’une végétation luxuriante. Shelley avait l’habitude de s’installer tous les matins dans cette forêt sauvage et parfumée suspendue entre terre et ciel. Les effluves printanières montant de ces gouffres de verdure enivraient ses sens, exaltaient son âme. Du haut de ces ruines gigantesques, il voyait à ses pieds les sept collines, Rome ancienne et nouvelle et l’immense étendue de la campagne romaine; le cimetière de l’histoire et le paradis de la nature, qui revêt ici de sa flore éternelle les débris des religions passées entassés par montagnes et semés à perte de vue. Le poème est digne de ce paysage et de cet horizon.

Dans son œuvre capitale, Shelley n’est rien moins qu’un imitateur, mais un continuateur très hardi et très indépendant d’Eschyle. Celui-ci avait conçu l’aîné des Titans comme un puissant révolté qui finit par se réconcilier avec le maître des dieux en lui révélant le secret par lequel il doit éviter sa chute. Tel était sans aucun doute le dénoûment de sa trilogie dont nous avons perdu la fin. L’esprit de Shelley s’opposait à cette conclusion, il ne pouvait admettre la réconciliation du champion de l’humanité avec son oppresseur. Il trouvait que l’intérêt moral de la fable, si puissamment soutenu par les souffrances et la persévérance de Prométhée, serait annihilé si nous trouvions qu’il s’est dédit de son langage et qu’il a succombé devant son adversaire heureux et perfide. Il a donc conçu Jupiter comme le principe de l’oppression et Prométhée comme le régénérateur qui se sert de la connaissance comme d’un bouclier contre le mal et conduit le genre humain à la vertu par l’amour et la sagesse. Les deux autres personnages principaux de ce drame philosophique imaginé en de vastes proportions avec un horizon pour ainsi dire illimité sont les trois Océanides : Ione, Panthéa et Asia, toutes trois filles de la mer et divinités primitives. Toutes les trois aiment le grand Titan d’une même sympathie. Ione habita longtemps les glauques profondeurs. Belle et naïve comme une nymphe, elle réunit toutes les grâces de la race qui porte son nom; elle n’entrevoit l’avenir désiré qu’à travers son rêve de beauté comme en naissant elle a vu le ciel à travers le cristal d’une mer transparente. Sa sœur Panthéa, plus consciente, a l’âme ouverte à l’immensité des choses et les yeux fixés sur Prométhée, le plus grand des fils de la terre comme sur l’espoir du monde. Asia est la plus belle et la plus femme des trois Océanides; selon d’anciennes traditions mythologiques, elle était la déesse de la nature