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dans l’âme satanique de Francesco l’idée d’une vengeance inouïe. « Elle rampera, s’écrie-t-il, à travers une vapeur d’horreur stupéfiante; s’il y a un soleil dans le ciel, elle n’osera plus regarder ses rayons ni sentir sa chaleur, c’est elle alors qui désirera la nuit. L’acte que je médite éteindra tout pour moi. Je marche enveloppé de ténèbres plus mortelles que l’ombre de la terre, que les constellations éteintes dans le plus noir nuage, et dans ces ténèbres je m’avance sûr et invisible vers mon dessein. » Le moment où Béatrice outragée conçoit le dessein de tuer son père a été représenté par Shelley avec une vérité irréfragable. Une révolution totale, terrible, définitive, s’accomplit sous nos yeux dans une âme. Béatrice, effarée et plus morte que vive, vient de se précipiter dans la chambre de sa belle-mère.


« BÉATRICE. — Comment ces cheveux se sont-ils défaits? Leurs écheveaux errans m’aveuglent, et cependant je les avais fortement attachés. Horreur, le plancher s’enfonce sous mes pieds, les murs tournoient. Je vois ici une femme debout, calme et sans émotion, pendant que je glisse vertigineusement dans l’abîme du monde. Mon Dieu ! le bel azur du ciel est taché de sang! La lumière du soleil sur le plancher est noire. Une vapeur pestilentielle a empoisonné en moi le subtil esprit de la vie. Je n’ai jamais su ce que les fous sentent avant de devenir fous, mais maintenant je suis folle, sans aucun doute! Non, je suis morte.

« LUCREZIA. — Quel mal t’arrive, ma pauvre enfant? Elle ne répond pas, son esprit perçoit la sensation de la douleur, mais non sa cause, la souffrance a détruit la source dont elle a jailli.

« BÉATRICE. — Oh! que suis-je? Quel nom, quelle place, quelle mémoire sera la mienne? Quel souvenir dépassant même le désespoir?

« LUCREZIA. — Tu ne ressembles plus à toi-même, tes yeux lancent des lueurs égarées. Parle-moi, délie ces mains pâles dont les doigts s’enlacent convulsivement.

« BÉATRICE. — C’est une vie sans repos qui les torture; si je parlais, je deviendrais folle. Il faut que quelque chose soit fait; quoi? je ne le sais pas encore, mais quelque chose qui réduira en poudre ce que j’ai souffert, comme l’éclair broie un arbre, quelque chose de bref, de rapide, d’irrévocable, qui coupe mon mal à la racine. Faut-il répandre mon propre sang, qui est le sang de mon père et qui coule dans mes veines souillées? Non, cela ne laverait pas le crime, car alors plus d’un douterait qu’il y a un Dieu dans le ciel qui voit et permet qu’une créature souffre le mal et meure ainsi. Or, cette foi, aucune agonie ne l’obscurcira en moi.

« LUCREZIA. — Mon malheureux enfant, ne me cache pas ton impénétrable chagrin.

« BÉATRICE, à part. — Quelle est cette vapeur indistincte de pensées qui