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n’a nullement exagéré ce caractère stigmatisé par ses actes quand il lui fait dire : « Dans ma jeunesse, je ne songeais qu’au plaisir. Plus tard, quand j’entendis gémir un ennemi et ses enfans, je connus les délices de la terre. Maintenant j’aime mieux voir ces angoisses que la terreur cache mal, la prunelle fixe et hagarde, la lèvre pâle et tremblante qui me dit que l’âme pleure en dedans des larmes plus amères que la sueur de sang du Christ. Rarement je tue le corps, car il conserve comme une forte prison l’âme en mon pouvoir, et je la nourris d’heure en heure du souffle de la peur. » Le cardinal Camillo lui répond : «Le démon très abandonné de l’enfer jamais dans l’ivresse de sa faute n’a parié à son propre cœur comme tu me parles maintenant. » Sa haine a fini par se tourner contre sa propre famille, qui lui reproche ses crimes, contre ses fils, qu’il considère comme ses ennemis et auxquels il refuse l’argent nécessaire pour l’entretien de leur famille. C’est un fait avéré qu’il laissait mourir de faim son fils Giacomo, et qu’il l’avait calomnié auprès de sa propre femme pour détruire la paix de son ménage. Quant à sa seconde femme Lucrezia et à sa fille Béatrice, il les enfermait souvent, leur laissant à peine de quoi se nourrir et leur infligeant les plus cruelles injures.

Béatrice nous apparaît comme une âme pure, forte, pénétrante, plutôt froide que passionnée, héroïquement dévouée à sa famille, sorte de Cassandre romaine jetée dans l’antre d’un bourreau qui est son père. Elle a toutes les délicatesses de la vierge, sa sensibilité est si exquise qu’elle pourrait pleurer pour une fleur brisée, mais les malheurs qui ont fondu sur elle ont flétri dans son cœur la fleur de la joie. Elle avait aimé un jeune noble romain, Orsino, mais il s’est fait prêtre par ambition, et le voilà prélat. Il songe maintenant à séduire Béatrice sous air de protection. C’est un caractère faible et faux qui, n’ayant pas la force d’être bon, devient méchant par lâcheté. Cependant cet homme est la dernière planche de salut de Béatrice; lui seul pourrait l’arracher aux griffes de son père. Elle lui confie une pétition au pape; c’est son dernier espoir. Orsino promet de la remettre, mais, craignant que sa proie ne lui échappe si le pape mariait la jeune fille de son autorité, il garde le placet. Béatrice reste ainsi sans défense au pouvoir de son geôlier. Cenci pousse le cynisme jusqu’à donner une fête à ses nobles et parens pour célébrer la mort d’un fils qui l’avait bravé : fait incroyable, mais historique. Il force sa femme et sa fille d’assister à ce banquet sacrilège. Alors Béatrice, pâle, tremblante, indignée, porte plainte contre son père devant toute l’assemblée. Elle parle au nom de sa famille, supplie le prince Colonna, le cardinal Camillo, de l’emmener; ils n’osent, par peur du redoutable Cenci. Cette protestation publique, cette révolte ouverte de Béatrice, font naître