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idéal. Il le pouvait, joignant deux facultés rarement unies : l’idéalisme et la clairvoyance. Dans la vision poétique, il concevait l’homme aussi noble, aussi fort, aussi grand que possible selon le type indélébile qu’il portait en lui-même, mais, une fois placé sur le terrain de la réalité, il devenait observateur sagace et moraliste profond. Témoin l’émouvant récit de Julian et Maddalo.

Ce poème si original a une teinte de mélancolie pénétrante et familière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Il est né des intéressantes conversations que Byron et Shelley eurent ensemble à Venise sur quelques points capitaux de la philosophie, notamment sur les ressources de l’homme contre les coups de la destinée. L’élégant et spirituel comte Maddalo, pessimiste et fataliste, est un alter ego de lord Byron; le jeune Julian qui défend passionnément le libre arbitre et l’empire de l’homme sur lui-même fait la partie de Shelley. L’objet de leur discussion et de leur sympathie, qui bientôt absorbe tout l’intérêt, est un malheureux musicien abandonné, fou par amour et dont l’âme, dévastée par la passion, foudroyée par la trahison cynique de celle qu’il aimait, n’est plus qu’une ruine irréparable où végète le désespoir. Ce malheureux, qui a été recueilli et soutenu par le comte Maddalo, habite une cellule dans une maison d’aliénés sur une des îles solitaires de la lagune, rivé dans son idée fixe, sans autre compagnon qu’un piano, sans autre spectacle que l’horizon désolé de l’Adriatique. C’est là que les deux amis vont l’épier pendant un de ces monologues où l’âme humaine, s’entretenant avec sa douleur, découvre le dernier fond de la désespérance. Cette plainte murmurée à mi-voix comme si elle craignait d’être surprise, entrecoupée d’hallucinations lugubres, cette agonie qui n’aboutit pas à la mort et renaît toujours d’elle-même, cette sensation de l’horreur du sépulcre sans son repos, est d’un effet unique et poignant. L’origine même de la folie, cet étrange dédoublement de l’esprit par un déchirement radical de l’âme, est ici psychologiquement surprise et saisie. Quant au cadre du récit, l’uniforme et mélancolique paysage de la lagune, il s’harmonise merveilleusement avec la destinée du personnage principal et les entretiens émus des deux illustres interlocuteurs. Le chaud coloris d’un Giorgone se fond dans ce tableau aux masses noires et à la lumière orageuse d’un Tintoret.

Julian et Maddalo est l’étude d’une phase intime du cœur humain dans la vie moderne : elle dénote déjà un haut degré de pénétration psychologique; mais Shelley ne s’est pas borné là. Son esprit vraiment universel était capable de comprendre l’homme de tous les temps, et n’a pas reculé devant le spectacle sévère de l’histoire. Là encore, dirait-on, c’est le côté sombre et terrible qui fascinait son regard. Il ne nous a laissé, il est vrai, qu’une tragédie :