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les vers, les bêtes, les hommes, vivent. Des mers et des montagnes, des cités et des déserts la puissante terre élève sans relâche sa voix solennelle. — Mais toi, tu es parti, — tu ne peux plus connaître ou aimer les ombres de cette scène fantastique qui furent les messagers de ton génie. Hélas! elles sont toujours, et toi, tu n’es plus!.. L’art et l’éloquence, toutes les apparences du monde, sont faibles et vaines pour pleurer une âme dont la flamme est retournée dans l’ombre. Il y a une douleur trop profonde pour les larmes quand tout est coupé en un moment, quand un haut esprit dont la lumière ornait le monde environnant ne laisse à ceux qui restent en arrière ni soupirs ni gémissemens, ce tumulte passionné d’une espérance retentissante, mais le pâle désespoir, la froide tranquillité, et pour toute consolation le vaste corps de la nature, le tissu des choses humaines, la naissance et la tombe, le monde enfin, qui sans lui n’est plus ce qu’il était. »


Ce poème contient l’âme de Shelley. Jamais peut-être le type du poète moderne n’a été représenté avec plus de force. Childe-Harold en est sans doute une autre et brillante incarnation; mais dans l’œuvre de Byron le héros disparaît en quelque sorte derrière la multiplicité des scènes qu’il contemple, et l’ensemble du poème ressemble plutôt à une mosaïque étincelante de pierres précieuses remplie de merveilleux détails qu’à un tableau saisissant dominé par une figure capitale. Dans Alastor, au contraire, l’homme est tout, et la passion qui le dévore se développe devant nous à travers les images précipitées d’une scénerie changeante, dans un cadre grandiose. Cette destinée tragique est celle même du poète moderne, que Shelley a si profondément éprouvée, si héroïquement soutenue dans sa propre vie. Pour en saisir le sens véritable et la portée, il faut la comparer à la destinée du poète grec, qui est l’homme antique par excellence. Celui-ci poussait sur le sol de la cité, environné de symboles familiers, bercé dès l’enfance par les grandes images et les grandes pensées qu’il devait exprimer plus tard; son œuvre facile, heureuse, était l’œuvre commune de la patrie dont il était la voix. Le poète moderne au contraire est un étranger dans le monde où il vit; ce qui s’offre à son regard, c’est le vaste champ de l’histoire et de la nature ; ce qu’il poursuit, c’est un idéal intérieur entrevu dans l’extase d’un rêve. De là cette course haletante à travers les régions du passé et de la nature, de là cette solitude qui l’environne et crée le désert autour de ses regards, de là ce désir d’une réponse complète, frémissante dans une autre âme qui se traduit par une vision radieuse. Plus vaste est son horizon, plus transcendant son idéal, — mais plus amère aussi sa vie. Cet idéal est son privilège et sa malédiction. Condamné à un si douloureux enfantement, est-il le précurseur d’un monde à venir? Les