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devient furieuse, plus Alastor se sent calme à son gouvernail. L’oncle l’encercle d’une multitude de fleuves et de tourbillons, elle mugit sous lui d’un sourd tonnerre, et toujours la barque s’enfuit comme la fumée que chasse le vent de la cataracte, elle fend le dos de la vague, qui s’écroule en poussière sous sa quille; elle traverse l’océan convulsif comme si son pilote était un dieu élémentaire. — La lune se lève; à sa lueur se dessinent dans une brume vaporeuse les récifs éthérés du Caucase. En un clin d’œil, il s’en rapproche. La mer fait rage à sa base caverneuse, et les vagues monstres s’y brisent avec fureur. — Qui sauvera la barque? Elle est sauvée. Comme une flèche, elle est entrée dans la caverne avec le flot bouillonnant. La mer s’engouffre en cataracte dans l’étroite fissure, pics et montagnes surplombantes se referment sur elle. « Vision et amour! crie le poète tout haut, j’ai contemplé la porte par où vous avez fui. Le sommeil et la mort ne nous diviseront pas plus longtemps. »

Le paysage a changé. L’onde s’est calmée, la caverne s’est élargie, le jour perce par les brisures de la montagne, et le mugissement de la mer n’arrive plus qu’en murmure imperceptible à travers les circuits innombrables des rochers. Poussée par les derniers remous de la vague, la barque échoue mollement parmi les fleurs de la rive, et une vaste forêt s’ouvre devant Alastor en plein soleil de midi. Les feuillages entrelacés tissent leur crépuscule sur les pas du poète, qui voudrait faire sa tombe du plus doux berceau de la nature. Le chêne étend ses bras noueux, le cèdre dresse ses pyramides, la forêt s’étage arche sur arche, elle grandit en dômes solennels. Sur ce fond sombre, le tremble et l’acacia semblent des nuages suspendus dans un ciel d’émeraude. Les parasites entourent les troncs comme des serpens habillés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel; dans les buissons, la rose musquée s’entrelace au jasmin, et des milliers de petites fleurs le regardent avec leurs yeux d’enfant. Ici le silence et le crépuscule, ces sœurs jumelles, tiennent leur veille de midi et naviguent dans l’ombre comme des formes vaporeuses à demi visibles. Plus loin un puits sombre, reluisant, à l’onde translucide, reflète toutes les feuilles qui se penchent sur son miroir et chaque pan d’azur qui brille au travers. Le poète arrive là, et se regarde dans la fontaine. L’herbe frémissante ne ressent-elle pas une présence inaccoutumée? Un esprit invisible semble debout près de lui; ne lui parle-t-il pas dans les charmes à demi voilés de la nature, communiant avec lui, comme si lui et cet esprit étaient tout ce qui existe? « Seulement, quand son regard se leva pour le chercher, il ne vit que deux yeux, deux yeux étoiles, les yeux de son rêve qui flottaient dans la pénombre de la pensée et l’appelaient de leur sourire. »

Fatigué, il reprit sa marche. A mesure que le soir solennel descendit,