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sous leur domination, ne font qu’empirer leur condition en contestant ce titre de Russe à leurs anciens sujets. Moins est douteuse la nationalité des Ukraniens, et plus sont surprenantes les mesures de défiance prises à leur égard par le gouvernement central. Ces mesures ne s’attaquent, il est vrai, qu’à une seule liberté, mais à une liberté partout justement chère, au libre usage de la langue maternelle. Les Petits-Russes, qui sont les méridionaux de la Russie, ont comme les méridionaux de France leur dialecte, leur langue d’oc, harmonieuse et sonore, et d’autant plus aimée qu’elle a plus d’unité et qu’elle est parlée par un plus grand nombre d’hommes dont la plupart ne comprennent aucun autre idiome. Par sa structure propre et l’originalité de ses formes, de même que par l’étendue de son aire géographique plus grande que la surface entière de la France, le petit-russien mérite plutôt le titre de langue que le nom de patois ou de dialecte. C’est l’idiome d’une quinzaine de millions d’âmes en Russie et de quatre ou cinq millions en Autriche auquel s’attaque aujourd’hui la bureaucratie russe avec une passion d’unification et d’uniformité qui, dans l’unité nationale, ne veut tolérer ni variété ni nuance.

Le dialecte petit-russien, parlé par deux ou trois fois plus d’hommes que le bulgare et le serbe réunis, est frappé de proscription dans le grand empire slave. Si l’on ne peut l’arracher subitement aux bouches populaires, on le condamne à n’en point sortir pour se fixer dans les livres. Le petit-russien pourra être parlé, il n’aura plus le droit de se faire imprimer : si les oreilles des agens du pouvoir le tolèrent, leurs yeux n’en veulent plus être importunés. Les Malo-Russes qui veulent encore écrire dans la langue populaire doivent recourir aux journaux ruthènes de la Gallicie autrichienne, la Pravda et le Droug, de Lvof (Lemberg). Un arrêté de la censure russe, daté, croyons-nous, du 18/30 mai 1876, interdit l’impression de tout ouvrage en petit-russien, composition originale ou traduction ; la même mesure ferme l’empire à tout livre ou brochure publié à l’étranger dans le même idiome (narêtchie). Les livres ne sont pas seuls prohibés; un article spécial de cet arrêté interdit de même toute lecture, toute représentation scénique, toute chanson en petit-russe, et jusqu’à l’adjonction de paroles petites-russiennes à des notes de musique. Que dirait la presse de Moscou si pareille ordonnance était publiée en Turquie à l’égard du dernier patois des populations chrétiennes? Il y a heureusement une exception à cet ostracisme de la censure ; c’est en faveur des documens historiques, des mémoires et aussi des belles-lettres (iziachtchnoï slovesnosti) ; cette dernière exception tempérerait beaucoup les rigueurs de cette proscription,