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prises mortelles pour la paix publique, pour l’humanité et la civilisation, qu’on invoque sans cesse lorsqu’il s’agit de l’Orient ?

Est-ce que la Russie elle-même est intéressée à pousser les choses à l’extrême, à déchaîner des complications nouvelles par une politique séparée ? Sans doute la Russie est vis-à-vis de la Turquie dans une position particulière, plus accentuée, qu’elle a prise, il y a quelques mois déjà, avant la réunion de la conférence. Elle a rassemblé une armée nombreuse qui campe à la frontière roumaine ; elle n’a pas caché sa résolution d’obtenir à tout prix, fût-ce par la force, les réformes et les garanties qu’elle a réclamées ; mais cette position, elle l’avait prise avant les derniers incidens diplomatiques, avant les rapprochemens dont le programme de la conférence a été l’expression. Aujourd’hui elle s’est ralliée à ce programme commun qui ne prévoit évidemment qu’une action pacifique, toute diplomatique ; elle a eu la modération de s’associer, dans un intérêt de concorde, à une politique qui ne réalisait pas tous ses vœux, elle y a trouvé l’avantage d’avoir authentiquement la complicité de l’Europe tout entière dans les sympathies très légitimes qu’elle porte aux populations chrétiennes de l’Orient. Pourquoi compromettrait-elle cette situation en sortant brusquement d’un concert à peine établi ? La Russie, dit-on, ne serait plus que l’exécutrice des volontés de l’Europe, la mandataire d’une politique qui ne peut s’être affirmée pour rester stérile. C’est sans doute une attitude fort généreuse et respectable d’accepter de tels fardeaux, de se charger de cette mission de dévoûment pour le bien de tous. Il resterait à savoir si ce mandat que le gouvernement de Saint-Pétersbourg se chargerait d’exécuter serait le résultat d’un consentement délibéré de l’Europe, et, s’il n’était pas donné par l’Europe, ce qui est assez vraisemblable, la Russie ne serait plus qu’une puissance agissant de son propre mouvement, par elle-même et pour elle-même. Elle aurait sa guerre avec la Turquie comme elle l’a eue en 1828.

Que la Russie ressente plus vivement que d’autres l’ennui du dénoûment des négociations, c’est possible et vraisemblable. Le prince Gortchakof, dans ses commentaires sur l’œuvre de la conférence, ne se montrera pas sans doute fort indulgent pour les Turcs. Un ressentiment, fût-il exprimé avec vivacité, n’est pas le prélude nécessaire d’une prochaine entrée en campagne. Ce qui ferait douter que la Russie nourrisse de tels desseins, du moins à courte et inévitable échéance, c’est que, si elle avait eu ce parti-pris de guerre, elle ne se serait pas laissé devancer par les événemens. Elle n’aurait pas attendu que les Serbes fussent accablés, que ce qui aurait pu devenir l’aile droite de son armée eût disparu. Si elle voulait se jeter dans cette aventure, c’est l’été dernier qu’elle aurait dû s’élancer, lorsque rien n’était compromis, lorsque les passions belliqueuses du peuple russe auraient soutenu cette politique. Aujourd’hui tout est changé. L’ardeur s’est un peu refroidie en