Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/698

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

port sur l’Adriatique ou ailleurs. — Si le sultan Abdul-Hamid et son grand-vizir avaient obtempéré aux injonctions de la conférence, c’était le démembrement de l’empire. M. Gladstone s’est trompé : les Turcs sont des hommes, bien qu’ils ne portent pas de chapeaux ronds et qu’ils méprisent les fourchettes, et quand un homme n’y est pas absolument contraint, on lui persuade difficilement d’offrir à son ennemi sa barbe et sa tête sur un plat d’argent.

S’il faut en croire les apparences, le marquis de Salisbury ne s’est occupé à Constantinople que de l’ambassadeur de Russie. Il pensait peut-être qu’une fois d’accord avec lui il aurait ville gagnée, que le reste irait de soi. Il avait dit en traversant Paris : — Mon plus vif désir est de m’entendre avec la Russie, et je suis certain d’y réussir. Nous lui ferons un pont d’or, elle retournera chez elle avec une auréole au front. — Le marquis de Salisbury est arrivé à Constantinople une auréole à la main, il l’a offerte au général Ignatief, qui l’a gracieusement acceptée; mais cette auréole, c’est la Turquie qui devait en faire les frais. Quand on lui a présenté la carte à payer, elle l’a trouvée trop forte, et elle a déclaré qu’elle n’était pas en fonds. Si les plénipotentiaires se sont occupés beaucoup du général Ignatief et pas assez du grand-vizir, c’est que le général est un habile homme et qu’il n’avait rien négligé pour persuader à l’Europe qu’elle devait mettre toute son étude à le satisfaire, que lorsqu’il serait content tout le monde le serait.

Les Russes diffèrent beaucoup d’opinion touchant le mérite et les talens du général Ignatief. Les uns affirment qu’il y a en lui l’étoffe d’un homme d’état, qu’il est le successeur désigné du prince Gortschakof, et que cet héritier impatient compte avec raison sur un avancement d’hoirie. D’autres prétendent que le général est avant tout un homme heureux, un enfant gâté de la fortune, ein Sonntagskind. Appartenant par sa naissance à la petite noblesse, il semblait condamné à faire lentement et péniblement son chemin, et pourtant, comme l’a remarqué l’auteur d’un livre riche en renseignemens curieux[1], il est parvenu bien jeune à une situation si élevée qu’il n’avait plus qu’une marche à gravir pour atteindre au faîte. « Sera-t-il un jour chancelier de l’empire de Russie? On l’a cru longtemps; depuis on s’est pris à en douter; mais quand même il ne serait pas donné au général de succéder au prince Gortchakof, il pourra se vanter d’avoir fourni une de ces carrières exceptionnelles que la fortune réserve au très petit nombre de ses élus. » Il fut mis en lumière par la mission qu’il remplit en Chine, par le traité qu’il négocia à Péking et qui procura à son pays la possession d’un territoire considérable au sud de l’Amur. Ses ennemis assurent que les

  1. Aus der Petersburger Gesellschaft, p. 280 et suivantes.