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frissons de feuilles, gazouillemens de sources; ils n’ont réussi qu’à obtenir une imparfaite et misérable imitation. C’est par d’autres combinaisons et par des effets moins matériels que la musique produit ses illusions et ressuscite pour notre imagination les émotions que nous avions directement éprouvées en face de la nature. Pour exprimer ce qu’il a à dire, un art n’a pas besoin d’emprunter des procédés d’interprétation à un art voisin. Il doit vivre de ses propres ressources, et c’est aussi en nous servant de procédés conformes au génie de notre langue et de notre versification que nous obtiendrons de bonnes traductions en vers. Si le traducteur, indépendamment de la claire intelligence du texte et de la science du mécanisme de notre prosodie, possède naturellement le don d’intuition et d’assimilation qui ne s’acquiert pas, il pourra interpréter dignement le poète étranger vers lequel l’auront attiré de secrètes sympathies.

En résumé, les bons poètes seuls font de bons traducteurs, et il est à regretter que nos poètes contemporains aient trop dédaigné de mettre leur talent d’exécution au service de l’interprétation des poètes étrangers. Les deux frères Deschamps, Gérard de Nerval, M. Henri Blaze, s’y sont essayés, et non sans gloire. Il eût été intéressant de voir Théophile Gautier interpréter Keats ou Rückert, Beaudelaire traduire la Chanson de la chemise de Thomas Hood et le Corbeau d’Edgar Poë. M. Leconte de Lisle, qui a donné sa mesure de traducteur en reproduisant en beaux vers deux ou trois fragmens de Théocrite, saurait, s’il le voulait, nous rendre magistralement des morceaux choisis de Shakespeare et de Goethe; M. Théodore de Banville pourrait de même user de ses brillantes qualités de virtuose et de sa spirituelle dextérité de versificateur pour nous faire connaître des fragmens de Chaucer et de Spenser. M. André Lefèvre, qui vient de publier une remarquable traduction de Lucrèce, interpréterait sans doute avec le même bonheur les plus beaux morceaux des poèmes philosophiques de Shelley. Enfin, pour ne parler que des nouveaux venus, il serait curieux de voir M. Sully Prudhomme appliquer ses facultés d’analyste subtil et de psychologue ému à la traduction de Leopardi ou de Lenau, M. François Coppée reproduire avec son pinceau minutieux et délicat certaines pages intimes et familières de Wordsworth ou de Cowper, et M. André Lemoyne employer son talent net et précis à nous faire goûter Elaine ou Enoch Arden de Tennyson. Leur exemple serait sans doute suivi par d’autres poètes qui se distribueraient les modèles à copier, d’après leurs aptitudes et leurs affinités. Ce serait une étude salutaire à notre nouvelle école poétique, et profitable au public. Nous aurions de la sorte, dans des conditions excellentes, cette anthologie étrangère qui nous a manqué jusqu’à présent, et je m’étonne même que cette idée n’ait pas déjà tenté quelque éditeur jeune et entreprenant.


ANDRE THEURIET.