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encore à l’interprétation la poésie compliquée et touffue de Nicolas Lenau! Lenau, poète viennois, ne en Hongrie, occupe parmi les lyriques de l’Allemagne le premier rang après Goethe et Heine. Mort fou à quarante-huit ans, après une existence inquiète et vagabonde, il a une inspiration très personnelle et vraiment originale. Dans ses poésies, tantôt sceptiques et désespérées, tantôt attendries et profondément religieuses, toujours fougueuses et passionnées, on retrouve la marque de cette personnalité tourmentée, dont son biographe, Anastasius Grun, a dit : « Il semble que Lenau avait reçu déjà dans le sein maternel la première empreinte de cette profonde mélancolie dont il porta le sceau imprimé durant toute sa vie sur son front. » — Ses vers lyriques ont quelque chose de la riche couleur et du bouquet capiteux de ce noble vin de Tokay dont Lenau a souvent chanté la sève généreuse. Dans quelques-uns de ses poèmes, comme Mischka par exemple, sa poésie rappelle cette musique des tsiganes, ses compatriotes, où une mélodie d’une tristesse aiguë et déchirante est brusquement interrompue par des accords emportés, joyeux et sauvages. difficile à traduire, même en prose, Lenau est presque inconnu en France, et il y a lieu de le regretter, car ses poèmes sont les produits les plus caractéristiques de toute une région étrange et intéressante de la poésie de l’Allemagne du Sud, qui nous reste fermée. Voici cependant un sonnet de lui, qui a été fidèlement traduit par M. Paul Vrignault :

Je porte en ma poitrine une large blessure;
Je l’ai voulu guérir, oublier, mais en vain !
Elle ronge mon cœur, et je laisse à mesure
Des lambeaux de ma vie aux buissons du chemin.

Ma mère comprendrait mon horrible chagrin.
Elle qui m’a porté neuf mois sous sa ceinture.
Et m’a donné son lait et son âme en pâture!..
Connaissez-vous sa tombe où fleurit un jasmin?

O mère, prends pitié du mal qui me dévore!
Si dans l’éternité ton amour dure encore.
Et si l’on te permet encore un souvenir.

Ah ! viens me délivrer de cette affreuse vie
Et terminer enfin cette lente agonie!
Ma fatigue est bien grande, et je voudrais dormir[1].

Cela, c’est le Lenau désespéré, fatigué et farouche. Pour faire connaître le Lenau attendri, amoureux et paysagiste, je me permets d’intercaler ici un essai de traduction qui m’est communiqué par un ami ayant longtemps et familièrement vécu en esprit avec le poète viennois.


MARINE.

Souvent je rêve, ô chère enfant, Que nous voguons, seuls, loin du monde, </poem>

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1858.