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des yeux le mouvement de ses lèvres. Sur la table, un poisson, baignant dans une sauce aux raisins secs, exhalait l’odeur la plus alléchante, non loin d’une grosse brioche, au-dessus de laquelle un lustre suspendu au plafond éclairait vivement la salle. Au dehors, dans un ciel bleu sombre, l’étoile du berger brillait dans toute sa beauté, comme si elle eût voulu participer à la magnificence du saint jour.

— Oui, c’est un buveur de sang, disait M. Raczinski, à qui appartenait le village où Moïse Goldfarb avait loué la distillerie située derrière sa taverne. — C’est un buveur de sang, répétait l’honnête intendant qui, arrivé un jour dans une petite veste d’été chez ce propriétaire, s’était bientôt, au grand étonnement de tous, acheté à son tour une seigneurie. — C’est un buveur de sang, affirmaient le curé du village et le pasteur de la colonie protestante établie dans le voisinage. — C’était du reste le seul point sur lequel ces deux hommes de Dieu fussent d’accord. On ne peut cependant s’empêcher de le faire remarquer, lorsque les paysans galliciens prirent les armes en 1846 contre les Polonais insurgés, et égorgèrent plus de 4,000 nobles, ils ne firent pas tomber un cheveu de la tête d’un seul Juif. Non-seulement les Juifs furent tous épargnés, mais encore on les répandit comme émissaires dans les campagnes. Le seigneur Raczinski, son intendant, et le curé qui, du haut de la chaire, avait excité les paysans à marcher contre les impériaux, furent battus comme plâtre et traînés, solidement garrottés, jusqu’au chef-lieu, tandis que le buveur de sang, Moïse Goldfarb, ne s’aperçut de la révolution qu’à son commerce d’eau-de-vie, dont le débit acquit une importance beaucoup plus considérable qu’aux autres époques.

Ce Juif au front sérieux, au teint blafard, ne me laissa qu’une seule fois une certaine impression de terreur. C’était la nuit. Je longeais sa taverne par un beau clair de lune, traînant après moi un lièvre tué au gite, lorsque j’aperçus en travers de la route des silhouettes humaines qui se découpaient énergiquement sur un ciel d’une clarté d’argent, tandis que mon oreille était frappée de temps en temps par un cri rauque, étrange et sauvage. C’était Moïse Goldfarb qui priait au milieu des siens.

Devenu plus grand, je me hasardai malgré tout à franchir un soir le seuil maudit, et peu de temps après j’étais déjà tout à fait à mon aise dans la salle à boire vaste et crépie à la chaux. Je commandai alors en qualité de général une petite armée de jeunes paysans qui m’obéissaient au doigt et à l’œil. J’avais des officiers, des soldats, même un porte-enseigne, mais il me manquait un tambour. Or Abraham, le fils aîné de Goldfarb, avait appris à battre la