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vive force au milieu du désert, c’était la construction du canal. Alors s’y pressait une population de 40,000 indigènes et de 15,000 Européens qui, des divers campemens établis dans le désert, venaient y chercher des provisions, des nouvelles et des distractions. C’était aussi l’entrepôt du matériel venu soit par le canal d’eau douce, soit par le chemin de fer. Aujourd’hui la vie s’en est retirée aussi vite qu’elle y avait afflué; plus de transit, plus de mouvement, à peine 80 employés du canal obligés par leur service d’y résider, quelques milliers de fellahs, et, en souvenir des anciennes grandeurs, une brasserie délabrée où l’on continue par habitude de faire le soir de la musique de barrière devant les banquettes. En dehors de la ville s’élève ou plutôt s’apprête à tomber le palais bâti en trois mois par le khédive pour l’impératrice des Français; démeublé, abandonné, sans gardiens, privé presque partout de ses vitres et crevassé par endroits, ce monument d’un jour n’a même pas la majesté d’une ruine. On songe en le voyant à quelque baraque de la foire abandonnée par des saltimbanques. Un peu plus loin se trouve la pompe foulante qui envoie les eaux du canal d’eau douce jusqu’à Port-Saïd; son secours deviendra bientôt inutile par suite de la continuation du canal jusqu’à la Méditerranée. On trouve autour quelques arbres et des fleurs entretenues grâce aux réservoirs de la pompe; c’est un tour de force dont on apprécie mieux le mérite, quand on vient de traverser Aden et le désert, qu’en arrivant d’Europe; mais, quoi qu’il en soit, c’est une pauvre végétation. Il me tarde de voir enfin l’Egypte véritable, la vallée du Nil. Aussi le lendemain je n’ai garde de manquer le train unique qui, entre onze heures du matin et sept heures du soir, fait le trajet d’Ismaïlia au Caire.


XII.

30 mai, — 12 juin. — Ici j’hésite à poursuivre le récit d’impressions qui ont pu exciter quelque curiosité, tant que l’on a dû me suivre à travers des pays peu connus, mais qui paraîtraient sans doute dénuées d’intérêt, revenus comme nous le sommes à des contrées qu’on pourrait couvrir avec le papier employé à les décrire à toutes les époques et dans toutes les langues. Trop de témoins illustres ont déposé dans cette vaste enquête que poursuit aujourd’hui l’Europe en Orient, pour qu’il vaille la peine d’écouter les confidences personnelles d’un passant de plus ou de moins. Comment d’ailleurs résumer ces sensations imparfaites entassées à la hâte en quelques jours, et ne laissant dans l’esprit qu’une empreinte inachevée où ne peut se mouler le souvenir? Comment parler du Caire, de son aspect merveilleux, quand on le contemple du haut de la citadelle, de ses mille recoins pittoresques, de ses