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l’entrée de la porte fortifiée par où l’on pénètre à Aden ; leurs conducteurs ont toutes les peines du monde à les faire ranger devant notre voiture ; il serait plus facile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille que de le décider à abandonner la trace immédiate de son prédécesseur et à rompre d’une semelle. Je ne dois pas non plus passer sous silence une race d’ânes porteurs d’eau, gros comme des moutons, qui trottinent par petits troupeaux sous la conduite d’un bambin arabe, chargés d’outrés remplies de la précieuse liqueur, presque aussi rare ici que le vin, — ni les moutons aux goitres énormes, aux queues démesurées et pendantes, tirant derrière eux de petits traîneaux où ils portent cette embarrassante monstruosité, délice des gourmets de la tente, — ni les milans qui tournoient par centaines sur ma tête ou se promènent le plus familièrement du monde sur la route : ils sont ici en pleine sécurité; il est défendu de les tuer sous peine d’amende. Ce sont en effet les principaux agens-voyers de ce pays, et leur voracité seule préserve d’infection des bourgades dépourvues d’eau. Au pied même des remparts, quelques indigènes accroupis sur leurs genoux, la face tournée vers l’orient, viennent, en bons mahométans, faire leurs dévotions et saluer le soleil levant.

Qu’on se figure le fort du Roule à Cherbourg indéfiniment prolongé, toute une montagne de granit transformée en forteresse, ses saillies portant des guérites d’observation, ses anfractuosité transformées, avec le secours de la maçonnerie, en embrasures, une muraille gigantesque hérissée de fer et pouvant en un instant se hérisser de soldats, puis, au pied de cette citadelle naturelle, des fortifications basses, rasant la mer, pouvant se couvrir de lourds canons et protégeant des magasins, des casernes spacieuses, considérablement augmentées depuis cinq ans; qu’on s’imagine, en un mot, une place de guerre formidable à la veille de se mettre en état de défense, et l’on aura une idée de l’aspect extérieur d’Aden. Mais aussitôt que l’on a franchi le pont-levis et la tranchée profonde qui coupe la crête de la montagne, le spectacle change, et au fond d’un cirque de sombres collines de basalte, comme une perle au fond d’une noire coquille d’huître, apparaît toute blanche et resplendissante la ville marchande, avec sa mosquée, ses maisons peintes à la chaux, ses terrasses, ses arcades, ses vérandahs, son style oriental, ses tons chauds et lumineux, l’animation pittoresque de son marché, le bariolage amusant de ses petites échoppes et son caractère d’emporium, demi-barbare, demi-civilisé, où le Bédouin nomade se coudoie avec le Parsis, et le conducteur de caravanes avec le débitant de poudre anglaise. C’est jour de marché, les chameaux de tout à l’heure viennent déposer leurs provisions de fourrage et se couchent philosophiquement à