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en leur adjoignant simplement un coadjuteur hollandais qui voit et décide tout, mais sans se montrer, de sorte que le peuple n’a de rapports qu’avec ses chefs naturels. L’administration est ainsi passée dans des mains européennes sans secousse et par une simple pression exercée sur les chefs de village, de district et de province, gens contre lesquels on ne manque pas d’argumens convaincans, lorsque l’on a pour soi la force et l’argent. Il est toujours plus facile de convertir à de nouveaux principes quelques centaines de fonctionnaires que de persuader à des millions d’hommes de changer de gouverneur. Il fallait cependant obtenir le travail indigène au profit des planteurs ; on a profité de l’ancienne corvée féodale établie au profit des seigneurs possesseurs de terre, et, en se faisant céder les terres pour des périodes illimitées, les planteurs se sont substitués aux anciens propriétaires dans tous leurs droits. L’homme de la glèbe a continué son travail d’autrefois, satisfait d’être payé au lieu d’être battu ; tout le secret de l’introduction des Hollandais à Java a été de répandre autour d’eux autant et plus de bien-être que l’organisation antérieure n’en offrait aux populations indigènes ; si tyranniques que soient quelques-uns de leurs règlemens sur la production forcée du café, du tabac, l’obligation de consacrer telle terre à telle culture, etc., ce joug reste moins dur qu’autrefois. Le gouverneur, les résidons, que dans la phraséologie poétique de la langue malaise les chefs indigènes traitent de pères quand ils leur adressent la parole, jouent en quelque façon le rôle tutélaire de ces arbres bienfaisans à l’ombre desquels le voyageur trouve un abri contre les ardeurs du soleil, un fruit pour étancher sa soif, un refuge contre les fauves.

Si habiles cependant que soient leurs précautions pour faire accepter, pour dissimuler leur suprématie et le profit industriel qu’ils en retirent, les Hollandais ne peuvent ni se cacher à eux-mêmes, ni dérober aux autres leur excessive faiblesse numérique. C’est à peine si en ce moment il y a 3,000 hommes de troupes à Java, épars dans les postes dégarnis par la guerre de Sumatra ; une insurrection générale ne rencontrerait pas d’obstacle sérieux. Aussi n’est-ce pas dans leur puissance militaire qu’ils se confient ; ils ne demandent leur influence et leur sécurité qu’au prestige dont ils sont entourés, et qu’ils entretiennent avec un soin jaloux. C’est ce prestige tout-puissant sur l’esprit des musulmans fatalistes et dégénérés qu’il faut maintenir à tout prix ; c’est pour le conserver qu’on se fait à demi Javanais, qu’on fait des largesses aux moindres coulies, en toute occasion, comme le pratiquaient les grands seigneurs, qu’on vit sur un grand pied, qu’on observe certaines allures aristocratiques, une paresse de mouvemens et une nonchalance