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à la moindre tentative d’arithmétique; la beauté du paysage n’y perd rien à mes yeux.

A un pal et demi de la maison de santé, après avoir traversé le village, on trouve Chiponas, résidence d’été du gouverneur général, jolie habitation entourée de jardins où le triomphe de l’horticulteur est d’obtenir les fruits et les légumes d’Europe, aussi prisés ici que le sont chez nous les fruits et les fleurs des tropiques obtenus à force de soins dans nos serres. En rentrant, je me trouve en face d’une apparition étrange qui me transporte à un siècle en arrière : je crois voir dans un demi-jour fantastique l’ombre du cocher Tydacus,

Qui de l’ombre d’une brosse
Nettoyait l’ombre d’un carrosse.


Cet objet antédiluvien n’est autre qu’une honnête chaise de poste, traînée par six chevaux, qui amène le résident de Bandong, sa famille, ses domestiques; la lourde machine, remplie de monde, chargée de caisses, vient d’entrer dans la cour sous l’escorte des cavaliers d’ordonnance : un vaste parasol d’or s’ouvre aussitôt pour abriter le résident, qui, de sa casquette galonnée, distribue des saints aux assistans groupés pour guetter son arrivée. On sert aussitôt le dîner, retardé pour l’attendre, et les deux plats traditionnels, riz et bœuf, sont accompagnés cette fois, en l’honneur d’un hôte si distingué, d’une profusion de volaille. Présenté au résident dans le courant de la soirée, j’ai le temps d’apprécier en lui les qualités requises pour faire un habile politique et un bon résident à Java.

Les Français passent assez justement pour être très-communicatifs, mais je crois que les Hollandais le sont encore plus. On pourrait peut-être leur appliquer comme à nous le proverbe polonais : « ce que tu caches à ta femme et à ton meilleur ami, tu le diras à un inconnu sur la grande route. » Toujours est-il certain qu’après avoir chevauché à peine un quart d’heure avec le nouveau compagnon que le hasard m’a donné, je sais au retour ce qu’il fait, où est sa fiancée, combien de fois par semaine il va la voir, le chiffre de ses appointemens, la situation de sa famille, l’époque à laquelle il compte arriver au poste d’assistant résident, etc.. Un colonel, que j’ai rencontré dans une autre occasion, a poussé la précision et la complaisance jusqu’à m’apprendre l’endroit où était enterrée sa mère, détail aussi gai qu’intéressant. Je profite de la bonne volonté de mon compagnon actuel pour le mettre sur des questions d’administration locale, qu’il connaît à fond et qu’il m’explique d’une manière si intéressante que le temps passe en un