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d’indépendance, à un artiste, qui sentait l’atelier comme Diderot sa mansarde, et qui au milieu de sa cour semblait un phénomène ? Si Betski avait des torts à son égard, Falconet n’avait-il pas le tort plus grave de ne pas respecter en Betski l’homme de confiance de la souveraine ?

Dans cette rivalité, Falconet avait plus d’un désavantage vis-à-vis de son adversaire. De temps à autre, il expédiait au Palais-d’Hiver une lettre griffonnée ab irato et à grand bruit y dénonçait ses ennemis ; mais l’influence de Betski y était de toutes les heures et de toutes les minutes. Par sa vivacité, Falconet compromettait son bon droit. Si « altérée de franchise et de vérité » que se prétendît Catherine, elle pouvait trouver que l’artiste l’en abreuvait. Toujours mécontent, toujours menaçant, toujours prêt à sauter sur sa plume comme sur une arme, sa réputation de mauvaise tête était déjà bien établie. On fit comprendre à l’impératrice que trop de familiarité avec ce diable d’homme pouvait avoir ses inconvéniens, qu’elle devait se surveiller en lui écrivant, que les longues lettres étaient dangereuses. À partir de 1770, celles de Catherine II deviennent rares et brèves ; plus de ces échanges d’idées hardies ou plaisantes, plus de ce ton d’égalité philosophique, de ces « bâtons rompus » d’autrefois. Les lettres sont devenues des billets : l’impératrice répond à des plaintes, demande des renseignemens, donne des ordres. Celle du 14 mars 1773, réponse à l’intervention de Falconet en faveur du comte de Carburi, est d’un style qui ne souffre pas de réplique : « J’avoue que non-seulement je suis étonnée, mais, même que c’est une chose singulière que le ton plaintif sur lequel est continuellement monté ce M. de Lascaris, demandant toujours et n’étant jamais content. » Ces derniers mots n’expriment-ils pas ce qu’on pense de Falconet lui-même ? C’en est fait de son crédit. Désormais il se le tient pour dit : il ne recommandera plus personne ; loin de protéger les autres, il faut qu’il songe à se protéger.


V.

Au milieu de ces tribulations, l’ouvrage avance. En mai 1770, le modèle en terre glaise est achevé. « La toile est levée : je suis, comme de raison, à la merci du public, mon atelier ne désemplit pas ; mais ce qu’il y a d’un peu singulier, du moins cela me le parait, c’est que pas un des nationaux qui viennent à ce concours ne me dit le traître mot, ni plus ni moins que si je n’existais pas, quoique je sache d’ailleurs qu’en général ils en sont assez contens. Si j’apprends des nouvelles directes de mon ouvrage, c’est par les différens étrangers qui sont ici. C’est un procédé qui n’est guère connu