Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/603

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au commencement, l’impératrice n’hésitait jamais à donner raison à son sculpteur : « Laissez là la statue de Marc-Aurèle et les mauvais raisonnemens de gens qui n’y entendent rien; vous ferez cent fois mieux en suivant votre entêtement; passez-moi le terme, je n’y mets aucun mauvais sens... Soyez gai et moquez-vous des envieux, il vaut mieux faire envie que de faire pitié; or il y a des gens de tout état qui font pitié... L’œil droit et l’œil gauche de Pierre le Grand m’ont bien fait rire, cela passe la bêtise. » Mais les escarmouches se multipliaient, et à tout moment Falconet mettait en jeu l’autorité de la tsarine. Il avait été question de lui faire exécuter une statue de Catherine II, et Betski lui avait donné le sujet en ces termes : « La souveraine accourant soutenir l’empire tombé en défaillance à ses pieds. » C’était une allusion à la révolution de 1762; le sujet n’était déjà pas du goût de Falconet, qui trouvait l’idée injurieuse pour Pierre III et pour la Russie. Quand Betski lui demanda son prix, l’artiste lui répondit que « recevant de sa majesté impériale 25,000 livres par an, cette somme lui suffisait, avec ce qu’il pouvait avoir en France, et qu’avec ces moyens il pouvait encore être utile à quelques honnêtes gens comme lui. » Le projet d’une lettre conçue en ce sens fut par lui remis à Betski. « Veut-on savoir, continue Falconet, ce que dit M. de Betski, après l’avoir lu au coin de son feu : — Cela est fort adroit. — Je ne répliquai rien, car je vis dans quel cabinet j’étais. » Rentré chez lui, il déchira l’esquisse commencée et en fit une autre qu’il trouvait plus digne de Catherine II ; mais elle ne plut pas à Betski et ne fut point exécutée. Tel est du moins le récit de Falconet, et il semble confirmé par le texte du projet de lettre inséré dans le volume de la Société impériale. Le ministre s’avisa, quelque temps après, de vouloir imposer au sculpteur, pour l’aider dans ses travaux ou profiter de ses leçons, un élève de l’académie des beaux-arts. Falconet refusa, et comme on insistait, il en référa à cette même impératrice, du courroux de laquelle on le menaçait : « Depuis longtemps je ne suis plus maître d’école. Je suis accoutumé à cette liberté qui m’est, surtout à présent, nécessaire. Un jeune homme qui ne sait rien ferait le tourment de ma vie, fût-il doux comme une fille. Quand le héros et son coursier m’échaufferaient la tête, le jeune homme s’étourdirait, je le renverrais, cela finirait mal, et j’en serais fâché comme déraison ; il est plus sage de ne pas commencer. J’ose espérer, madame, que, malgré les craintes de M. le général, le besoin que j’ai de ma liberté ne désoblige pas votre majesté. »

Puis Betski imagina une tracasserie qui revient souvent dans cette correspondance et qui portait au comble l’exaspération de l’artiste: à plusieurs reprises, des ouvriers vinrent creuser des fondations sur la place du Sénat, enfoncer des pilotis dans le voisinage de ses