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entre d’illusion dans ce prétendu mépris pour l’estime des générations futures. En décembre 1766, Diderot propose à son adversaire un défi : «Seriez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle au jugement de ma bienfaitrice? Prenez-y garde, mon ami : cette femme est ivre du sentiment de l’immortalité, et je vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité. » Falconet relève le gant, en protestant spirituellement contre la félonie de son ami, et l’impératrice se trouve ainsi constituée juge du camp. Elle n’ose se prononcer trop énergiquement, mais elle trouve à l’appui de la thèse de Diderot des argumens nouveaux et ingénieux et qui allaient tout droit ad hominem. « Eh bien! monsieur Falconet, pour vos contemporains vous avez mis votre nom à Saint-Roch; effaçons ce nom, à présent que les contemporains l’ont vu; on y mettra celui d’un autre... Mais que vous ont donc fait ceux qui viendront après nous pour ne pas vouloir leur plaire? Serait-ce parce que vous ne les connaissez pas? Faut-il n’être complaisant qu’avec ceux que vous connaissez ? Donneriez-vous un coup de poing à un inconnu, et pourquoi donc auriez-vous si peu d’égard pour nos petits-fils? Votre Pierre le Grand prouvera à la postérité, non-seulement votre bonne volonté pour les contemporains, mais encore votre complaisance pour la postérité, car vous ne vous en tiendrez pas au cheval de terre glaise, vous le coulerez en bronze : ce cheval court malgré vous, et d’entre vos doigts appliqués sur la terre glaise, tout droit à la postérité, qui en connaîtra à coup sûr plus la perfection que les contemporains... Vos désirs muets seront, je crois, remplis, et Pierre Ier vous y mènera lui-même. — Votre majesté, dites-vous, et ma conscience, — voilà ma postérité, et l’autre viendra quand elle voudra. — Je crois que vous avez fait de votre mieux, mais comment pouvez-vous vous en remettre à mon suffrage ? Je ne sais pas dessiner. Ce sera peut-être la première bonne statue que j’aurai vue de ma vie ! » L’impératrice se faisait tenir au courant des travaux de l’artiste; plus de vingt fois, assure celui-ci, elle visita ses ateliers; elle avait bien jugé la beauté tout épique de « cette bête spirituelle » que Falconet donnait pour monture à Pierre le Grand. « Si votre coursier s’animait dans votre atelier, comme autrefois la statue de Pygmalion, il ferait un terrible ravage, à voir la mine qu’il a! »

Toutes les questions qui défraient le commerce de lettres avec Voltaire reviennent dans la correspondance avec Falconet; il faut que successivement il fasse son compliment sur l’Instruction pour le code, sur la fièvre qui a osé s’attaquer à la personne de l’impératrice, sur le courageux exemple qu’elle a donné à ses sujets en se faisant inoculer, sur la condamnation qui a frappé l’Instruction