Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/581

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au moment où commence la correspondance entre Catherine et Voltaire, celui-ci est un vieillard de soixante-sept ans, celle-là une jeune femme de trente-quatre ans. Elle pouvait se faire empressée, caressante, presque filiale, pour un septuagénaire comblé de gloire et déjà en butte aux infirmités; elle pouvait tourner pour lui des tabatières de ses propres mains impériales, l’envelopper de chaudes pelisses, lui envoyer son portrait; ses hommages semblaient s’adresser au vieillard et non au « roi Voltaire; » elle abdiquait un instant la majesté tsarienne sans l’abaisser devant une puissance rivale, sans la mettre en conflit avec une autre majesté. Voltaire, à son tour, pouvait accepter ce rôle quasi paternel qui l’autorise à plus de liberté avec une jeune souveraine. Il affecte de s’intituler « le vieillard des Alpes, » « l’ermite de Ferney, » « votre vieux malade; » il badine sur son « extrême jeunesse » qui ne lui permet pas de baiser les belles mains de sa correspondante. Il se fait vieux pour se laisser gâter et dorloter, il fait la chattemite et se pelotonne pour ne pas s’humilier. Et avec quel art il évite de faire sentir son indépendance et presque (à cette époque) sa supériorité : le roi Voltaire traite en quelque sorte incognito, comme un souverain en voyage; il n’est que le seigneur de Ferney, comme Joseph II en Crimée n’est que le comte de Falkenstein.

Frédéric II était un poète, Voltaire en était un autre : genus irritabile. Bien plus, Frédéric avait été un élève vis-à-vis d’un maître, élève soumis d’abord, qui présente humblement ses essais et accepte les corrections, puis élève émancipé, jaloux d’avoir sa place à lui sur le Parnasse, fort chatouilleux au souvenir de son ancienne infériorité. Voltaire avait trop souvent revu les vers du royal poète, trop souvent « lavé le linge sale; » surtout il s’en était trop vanté. On l’a dit du grand roi : « Il était avant tout un homme de lettres » (Sainte-Beuve). Il pouvait bien en avoir les travers; il pouvait, dans les tournois à coups d’épigrammes, ne pas résister à la tentation de descendre dans l’arène avec les armes d’un poète et la puissance d’un roi. Que de souvenirs irritans entre lui et son hôte de Potsdam, son prisonnier de Francfort ! Sans doute ils s’étaient réconciliés, ne pouvant se passer l’un de l’autre; mais ils n’avaient rien oublié, se tenaient en garde contre quelque trait imprévu, connaissaient l’âcreté de leur aiguillon. Ce qui mettait Catherine et Voltaire bien plus à l’aise, c’est qu’elle abjurait franchement toute prétention au bel esprit, même à l’esprit; elle ne faisait point de vers[1], il n’y avait pas de linge à laver. Contente

  1. Voyez Bytchkof, Pisma i boumaghi imp. Ekateriny II, p. 146 (Saint-Pétersbourg 1873), un curieux autographe de Catherine II : toute une page de ratures pour quatre médiocres vers français dont elle s’amusa pendant son voyage sur le Volga, comme elle s’amusait avec Ségur pendant la navigation du Dnieper.