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de Catherine, la grâce et la majesté de son maintien, la vivacité de ses yeux à la fois intelligens et passionnés, jusqu’à cet autel antique sur lequel brûle l’encens pour un dieu inconnu, tout fait penser à ces vers de Voltaire :

Ces mains que le ciel a formées
Pour lancer les traits des amours...


tandis que les ordres qui s’étalent sur sa poitrine, la couronne de lauriers qui ceint ses cheveux blonds et qui rappelle ses premières victoires de Turquie et de Pologne, justifient le reste de la citation : ces mains

Ont préparé ces flèches enflammées,
Ces tonnerres d’airain dont ses fières armées, etc.


Nous verrons à quel point Voltaire et Falconet subirent ce double prestige de la beauté et de la puissance : la conquête de deux hommes comme ceux-là pouvait flatter l’amour-propre de l’impératrice, car si Voltaire est le plus grand écrivain de son temps, le nom de Falconet a marqué dans l’histoire de l’art.

C’est Falconet qui a dressé à Pierre le Grand la première statue digne de lui, et Voltaire est le premier Français qui ait élevé au législateur russe un monument littéraire qui eût quelque valeur; malgré les imperfections de son Histoire de Russie, elle fut pour le temps une œuvre remarquable; de nombreuses éditions, depuis un siècle et demi, ont consacré son succès ; encore aujourd’hui c’est surtout par cet essai et par l’Histoire de Charles XII que l’on connaît en France Pierre le Grand[1]. En dehors de ces deux livres, que lit-on dans nos lycées sur le premier empereur de Russie? Voltaire et Falconet ont donc concouru, chacun de son côté, aux desseins de Catherine II, qui en toute occasion cherchait à glorifier le vainqueur de Poltava. Sans doute Elisabeth fut la propre fille, et, comme le disait l’évêque Féofilakte, « l’étincelle de Pierre Ier ; »

  1. Voyez M. Mintzlof, Pierre le Grand dans la littérature étrangère, publié à l’occasion de l’anniversaire deux fois séculaire de la naissance de Pierre le Grand (Saint-Pétersbourg 1872), où se trouve l’énumération des éditions et des traductions en langues étrangères de l’Histoire de Russie. Les notes, mémoires biographiques, copies de pièces officielles, qui ont servi à Voltaire pour écrire son livre, sont conservés à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, avec les questions faites par l’auteur, les réponses et les critiques du comte Schouvalof. Voyez à ce propos M. Léouzon le Duc, Études sur la Russie et le nord de l’Europe, p. 334 (Voltaire et sa bibliothèque), et M. le comte de la Perrière, Deux années de mission à Saint-Pétersbourg, Paris 1867, p. 208. On sait que Catherine II se rendit, à la mort de Voltaire, acquéreur de sa bibliothèque, « cette bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent, parce que son âme en était profondément pénétrée. » (Lettre de Catherine II à Mme Denis.)