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à laquelle nous devons notre civilisation semblent sortir des cendres de leurs propres ruines. L’apathie des maîtres du monde civilisé en présence de cette insurrection est un fait parfaitement inexplicable à un simple spectateur des événemens de notre scène terrestre. Nous sommes tous Grecs. Notre littérature, notre religion, nos arts, ont leur racine en Grèce. Sans la Grèce, Rome, qui fut l’instructeur, le conquérant, la métropole de nos ancêtres, n’aurait pas répandu la lumière dans le monde; nous aurions été des sauvages ou des idolâtres, ou, ce qui pis est, nous serions arrivés à l’état stagnant et misérable des institutions sociales de la Chine et du Japon. La forme humaine et l’esprit humain atteignirent en Grèce une perfection qui a imprimé son sceau sur des œuvres sans défaut dont les fragmens même font le désespoir de l’art moderne; il a donné une impulsion qui ne peut cesser, à travers des milliers de canaux visibles ou invisibles, d’ennoblir et d’enchanter le genre humain jusqu’à l’extinction de sa race. Le Grec moderne est le descendant de ces hommes glorieux qui, pour notre imagination timide, semblent presque dépasser les proportions de notre espèce; il a hérité beaucoup de leur sensibilité, de leur rapidité de conception, de leur enthousiasme et de leur courage. Si sous bien des rapports il est dégradé par l’esclavage moral et politique, s’il est tombé dans les vices les plus pernicieux qu’engendre cet état de choses et même au-dessous de la dégradation ordinaire, songeons que la corruption de ce qu’il y a de meilleur produit ce qu’il y a de plus mauvais, et que des habitudes rendues possibles seulement par un certain état social disparaîtront avec la situation qui les a engendrées. » Ce n’est pas dans le poème d’Hellas, œuvre secondaire, mais dans son Prométhée délivré que Shelley a le mieux chanté ses espérances au sujet des pouvoirs régénérateurs de l’homme. Ce poème, entièrement original, est la plus haute expression de son génie. J’essaierai de dire ce qu’est cette œuvre en racontant le développement idéal du poète que nous suivons aujourd’hui dans sa vie intime. Notons seulement un contraste étrange : Byron, le sceptique qui ne croyait guère aux hommes, s’en allait mourir pour l’indépendance de la Grèce, et Shelley, l’idéaliste qui méprisait la gloire et dédaignait la vie, espérait en l’avenir et croyait en l’humanité.


IV.

J’ai touché en passant aux seuls liens qui rattachaient Shelley au monde extérieur; ils étaient frêles et peu nombreux. Un intérieur paisible, une famille charmante, des amis distingués, ces biens si