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« Après quoi je vis entrer un jeune homme au visage rose comme celui d’une jeune fille, svelte, grand et maigre. Il me serra la main en signe d’amitié, mais je ne pus reconnaître sous ces formes délicates le poète tant célébré. Comment, me disais-je, est-il possible que ce jouvenceau si placide, si ingénu, soit celui qu’on décrit comme une hydre en guerre avec le monde entier, l’homme mis au ban de toutes les lois civiles, excommunié par les foudres de l’église, dénoncé par ses confrères comme le fondateur d’une école satanique? Cependant Shelley tenait un livre à la main sans rien dire. — Quel livre lisez-vous là? dit Mme Williams. — Le Magicien prodigieux de Calderon. — Donnez-nous une idée de ce qu’il renferme. — Alors Shelley, enlevé de la sphère des choses matérielles dans cet air plus pur qui l’animait tout entier, se sentit transporté subitement dans le sujet du livre et se mit à en parler avec une extrême vivacité. Il ne voyait, n’entendait plus que cela. Il plaça sous nos yeux les personnages et les situations du drame par une analyse claire et précise, et se mit à peindre ensuite, dans un langage étincelant de pensées imprévues, tous les sentimens développés par le poète espagnol, quelque étranges, quelque passionnés qu’ils fussent, montrant une égale maîtrise dans les deux langues et un rare bonheur d’expression en anglais. Quand Trelawney, étourdi par cette improvisation, releva la tête, son interlocuteur avait disparu. — Qu’est-il devenu? demanda-t-il à Mme Williams. — Qui? Shelley? Il va et vient comme une ombre. Personne ne sait jamais d’où il sort ni où il va. »

Une autre anecdote curieuse montre à quel point le poète s’absorbait dans ses pensées et s’oubliait dans ses études. Un matin, Trelawney entra dans son cabinet pour l’emmener à Livourne et le trouva appuyé contre la cheminée, courbé sur un in-folio allemand, un dictionnaire à la main. Après avoir vainement essayé de l’arracher à ses études, il s’en alla. Quand il revint le soir, il trouva Shelley dans la même position, avec une expression de fatigue et d’épuisement sur le visage. — Eh bien! dit Trelawney, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez? — Au contraire, j’ai perdu une journée. — Souvent aussi il allait se promener dans l’immense forêt voisine de Pise, appelée le Gombo. Rien de plus lugubre que ces forêts de plus italiennes qui bordent la mer. On comprend en les voyant le début de l’Enfer du Dante :

Questa selva selvaggia ed aspra e forte,
Che nel pensier rinnova la paura !
Tanto è amara cho poco è più morte.


Elles n’ont rien des sourires et de la gaie féerie des forêts septentrionales.