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de ses veilles douloureuses, type de son être intime, énigme de cette âme puissante qu’aucun homme, aucune femme n’avait déchiffrée. J’ai dit que l’homme en Byron avait deux faces opposées, j’ajouterai que le poète en a trois fort distinctes. Tourné vers le monde moderne, il se nomme don Juan ; tourné vers l’histoire et l’humanité, il est Childe-Harold; tourné au dedans, vers l’éternel problème de la destinée et le monde invisible, il devient Manfred. De ces trois incarnations successives et de plus en plus intenses de son génie, la première est mondaine, la seconde sérieuse, la troisième tragique.

Complétons cette esquisse morale par la physionomie extérieure de Byron. Le portrait suivant est de la comtesse Albrizzi, qui le vit peu de temps après à Venise. Ce pastel délicat et vif est caressé d’une main féminine. « Peu servirait de s’appesantir sur les naturelles beautés d’une physionomie dans laquelle brillait l’empreinte d’une âme extraordinaire. Quelle sérénité sur son front orné des plus beaux cheveux châtains, soyeux, bouclés et disposés avec un art qui faisait ressortir ce que la nature a de plus attrayant ! Quelle variété d’expression dans ses yeux! Ils étaient de la teinte azurée du ciel, d’où ils semblaient tirer leur origine. Son col, qu’il avait coutume de découvrir autant que le permettaient les usages du monde, était fait au moule et d’une grande blancheur. Ses mains étaient aussi belles que si elles avaient été formées à plaisir; sa taille ne laissait rien à désirer, particulièrement à ceux qui trouvaient plutôt une grâce qu’un défaut dans une certaine ondulation légère et douce que prenait toute sa personne quand il entrait dans un salon. Sa physionomie semblait paisible comme l’océan par une belle matinée de printemps, et de même elle se bouleversait si une passion, une pensée, un mot, un rien troublait son âme. Soudain ses yeux perdaient toute leur douceur et lançaient de tels éclairs qu’il devenait difficile de soutenir ses regards. A peine aurait-on cru possible un si rapide changement ; mais il fallait bien reconnaître alors que l’état naturel de son esprit était la tempête. »

Il y avait un contraste absolu entre le tempérament fougueux de ce brillant séducteur, en qui la fine sensualité et la grâce mondaine se fondait aux plus hautes qualités de l’esprit et l’étrange apparition du jeune Shelley, d’une beauté rêveuse et purement intellectuelle. C’était une de ces physionomies qui n’ont rien de terrestre, qui paraissent ignorer le monde réel et flotter dans une atmosphère éthérée, un de ces songeurs passionnés tels que le Corrège seul a su les peindre dans ses anges et ses apôtres visionnaires. Un front limpide également et harmonieusement voûté, des cheveux d’un brun clair dont les ondes naturelles enveloppaient