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celle de sa première jeunesse, vous verrez le plus hautain des fanfarons, le poseur le plus accompli. Un esprit à tout rompre, une ironie sans frein, un orgueil sans mesure, une préoccupation incessante de soi-même et de l’effet produit, en somme, le ton d’un parfait dandy qui se moque de son rôle, mais le joue en virtuose. Ouvrez par contre l’un de ces immortels poèmes comme Childe-Harold, Manfred, Caïn, quelle autre atmosphère, quelle profondeur de pensée sous cette splendeur d’imagination, quelle sincérité fière, quelle sympathie ardente pour l’humanité, quelle superbe et naturelle familiarité avec tout ce qui est grand et beau! Ici plus de masque et plus de barrière; nous voguons à ciel ouvert et à pleines voiles sur le libre océan de la vraie poésie, où les nations ne sont que des rivages et les siècles que des heures. Quelle est l’énigme de cette contradiction? C’est qu’il y eut en effet deux hommes en Byron, l’homme du monde avec toutes ses prétentions et toutes ses vanités, et le grand poète cherchant l’expression de l’homme libre et vrai, et qui, l’ayant conçu, aspirait à le devenir. C’est parce qu’il sentait en lui cet être meilleur, qu’il souffrait dans le monde une gêne intolérable. Mais l’ambition et le goût du plaisir l’avaient rejeté mainte fois au plus fort du tourbillon. La lutte sourde qui se déclarait alors en lui se terminait toujours par quelque éclat. Sa crise domestique, qui eut un retentissement européen, le brouilla pour toujours avec la société dont il supportait si impatiemment le joug. Si le mari eut des torts graves, il faut avouer que le poète gagna singulièrement à cette rupture complète et définitive : elle le relança pour toujours dans la solitude et la liberté absolue qui semblait son air natal, où il redevenait toujours lui-même et où son génie devait prendre son plus magnifique essor.

D’abord, il est vrai, il fut atterré, car il ne s’attendait nullement à ce dénoûment. Quand lady Byron, revenue chez son père, eut déclaré formellement à son mari qu’elle ne retournerait plus au foyer conjugal, cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Son amour très vrai, son orgueil plus grand encore en furent également atteints; une barrière infranchissable venait de s’abaisser entre l’époux et la femme, entre le père et la fille; d’un jour à l’autre il était mis au ban de la société, honni par la clameur publique et réduit à son foyer désert. Mais Byron ressemblait au moral à son aïeul Jack-Mauvais-Temps, ainsi surnommé par les matelots parce qu’il ne pouvait aller en mer sans essuyer une bourrasque et qui néanmoins échappa à je ne sais combien de tempêtes, plus un naufrage. Impatient et irascible en temps ordinaire, ce rude marin devenait dans la tempête d’un calme étonnant. Son petit-fils Gordon était de même.