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connu que le culte du vrai, l’ivresse du beau, la passion de l’infini; n’est-ce point assez pour que les beaux esprits de tous les temps l’ignorent ou l’évitent respectueusement? Sans doute les mânes du songeur étrange qui sombra si mystérieusement dans la mer ligurienne s’inquiéteraient peu de cet oubli ou de cette négligence, car autant il aima la vérité d’ardent et candide amour, aussi peu se soucia-t-il du bruit et de la gloire. Reconnaissons cependant que l’Angleterre, qui a fort détesté et calomnié Shelley de son vivant, lui a rendu justice depuis. Ses penseurs les plus élevés, ses écrivains les plus éminens l’ont placé depuis longtemps à côté et même au-dessus de l’auteur de Childe-Harold et de Don Juan. Qu’y a-t-il de fondé dans ce retour tardif de la renommée? L’influence de Shelley doit-elle se borner à l’Angleterre, ou est-il destiné à prendre place comme son grand ami dans cette littérature universelle dont Goethe mourant saluait la naissance, et qui continuera, il faut l’espérer, à planer au-dessus de nos luttes comme le génie inspirateur de notre civilisation? Puisque le goût de la poésie philosophique semble naître parmi nous, le moment est peut-être venu d’étudier à fond et de nous donner une vive image de celui qu’on pourrait appeler le poète de la pensée moderne, et qui fut en même temps une des plus belles imaginations du siècle.

Lorsqu’on aborde la lecture de Shelley dans l’élégante et séduisante édition de M. Rossetti, on croit d’abord avoir rencontré un de ces talens de fantaisie descriptive à la façon de Spenser, dont l’Angleterre est assez prodigue. En feuilletant ces pages, on a la sensation d’entrer dans une forêt plus merveilleuse que la forêt de Brocéliande. C’est la même féerie de verdure, de floraisons et de visions. Tout y ondoie, y scintille, y frémit d’une vie intense, depuis les tapis de mousse qui chatoient au soleil, les fleurs multiformes et multicolores dont les calices et les pétales tremblent d’une sensibilité féminine, jusqu’aux grands arbres chargés de lichens et aux antres d’où s’échappent des voix prophétiques. Ce qui augmente notre étonnement, c’est qu’ici les savoureuses et luxuriantes frondaisons du nord s’illuminent des splendeurs du ciel d’Italie, ou s’empourprent des feux du soleil d’Orient. Il y a aussi des êtres humains dans ces parages, et nous sommes frappés de leur beauté étrange, mais nous avons perne à les reconnaître pour nos semblables. Ces femmes pâles et ravissantes, aux yeux passionnés, au sourire fuyant comme des reflets de lumière sur l’herbe agitée par la brise, ces amans saisis d’extase et si perdus dans leur mutuelle contemplation qu’ils ne voient rien de ce qui les entoure, ces hommes au front ravagé par la méditation, ces vieillards au regard visionnaire, tous ces personnages sont bien vivans, mais non