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songe à se venger. Sa vengeance est tout à fait brutale et de telle nature qu’il n’est pas possible de la raconter. À ce propos, M. Comparetti, qui est révolté de cette indécence, s’élève avec beaucoup de force contre le rôle que le moyen âge attribue aux femmes dans la plupart des œuvres d’imagination. Il déclare qu’on se trompe grossièrement si l’on croit que la femme doit beaucoup de reconnaissance au christianisme et à la chevalerie. Il essaie de montrer que l’idéal qu’on s’en faisait alors est contraire à la famille et à la morale, et se demande « ce que deviendrait la société humaine, s’il n’y avait dans le monde que des Iseut ou des sainte Thérèse. » Nous voilà bien loin de Virgile, et c’est vraiment tirer d’un conte malin de bien graves conséquences. M. Gaston Paris, si compétent en ces matières, a déjà répondu à M. Comparetti que ces histoires d’amour qui le choquent dans les poèmes du moyen âge ne peuvent pas être mises sur le compte de la chevalerie ou du christianisme, et que d’ordinaire elles viennent de l’Orient ; que les épopées vraiment nationales, comme celles du Cid ou de Gérard de Roussillon, nous offrent d’admirables figures de femmes ; qu’enfin il ne convient guère de soulever une si grande question d’une manière incidente, et qu’il faut d’autres preuves pour la résoudre que ces quelques aventures licencieuses introduites dans une histoire de magicien pour en renouveler l’intérêt et divertir le public.

Après avoir couru le monde pendant trois siècles, et amusé tour à tour la France, l’Allemagne, l’Italie dans les vers des trouvères, la légende de Virgile subit une dernière transformation vers la fin du moyen âge. De la poésie, elle descendit dans la prose ; on en fit un roman qui s’appelle les Faits merveilleux de Virgile, où l’on nous apprend qu’il est né peu après la fondation de Rome, d’un chevalier des Ardennes, qu’à sa naissance « toute la cité crousla de l’un des boutz jusques à l’autre », qu’on l’envoya s’instruire à l’université de Tolède, où il apprit des Arabes l’art de la négromancie, qu’il en revint pour reconquérir son héritage que l’empereur de Rome voulait garder ; qu’enfin après une foule d’exploits extraordinaires qui sont tout au long rapportés, il disparut un beau jour au milieu des flots d’une façon mystérieuse, « et que tous les clercs et escolliers de la cité de : Rome et de Naples et toutes nations et contrées en furent moult troublés et dolens. »

Au moment même où l’on imaginait ces bizarres récits, la renaissance avait commencé à dissiper les nuages accumulés depuis si longtemps autour-du grand poète. On le lisait, on l’étudiait, on le comprenait, on lui rendait son vrai caractère et sa vraie beauté. Mais l’admiration qu’on éprouva pour le Virgile véritable, quand on put le connaître, n’empêcha pas celui de la légende de conserver encore beaucoup de partisans. Le roman des Faits merveilleux