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Elle le représente comme « un mathématicien, » comme un astrologue, qui ne se sert de ses talens que pour faire du bien à ceux qu’il aime. C’est par sa science encore plus que par sa magie qu’il accomplit les prodiges qu’on lui attribue : comment un Napolitain aurait-il admis que celui qu’il regardait comme un de ses protecteurs dût sa puissance à quelque intervention diabolique ? mais ailleurs on ne devait pas avoir les mêmes scrupules. Il était naturel que la légende s’altérât dans des pays qui n’avaient pas autant de raisons de respecter Virgile, et qu’il y fût beaucoup moins favorablement traité. Après tout, c’était un païen, et il s’y avait rien d’extraordinaire qu’on en fît un adorateur du diable. C’est ainsi que le savant, le sage, l’habile homme auquel on rapporte tant de merveilles et dont on parle à Naples avec tant d’égards, devient ailleurs un véritable enchanteur, qui n’agit plus que

Par engin et par négromance,
Dont il sut toute la science.

C’est en France que s’opéra la transformation. La légende de Virgile y était arrivée très vite. Dès le commencement du XIIIe siècle un troubadour la cite dans la longue liste des histoires qu’il sait chanter. Ces poètes ambulans qui s’en allaient par les villes et les châteaux, et se faisaient entre eux une si rude concurrence, avaient besoin de posséder un répertoire très varié. Pour satisfaire l’avidité de leurs auditeurs, pour être mieux traités que leurs rivaux, il leur fallait renouveler sans cesse le sujet de leurs chants. Aussi étaient-ils à l’affût des récits nouveaux et les prenaient-ils sans scrupule à toutes les sources. Quoiqu’alors les relations fussent rares, les légendes voyageaient d’un pays à l’autre avec une rapidité qui nous surprend. En France surtout, où la curiosité était plus vive qu’ailleurs et l’imagination plus excitée, il en venait de toutes les contrées du monde, et, quelle que fût leur origine, on leur faisait toujours un bon accueil. On ne peut rien imaginer de plus bizarre que le mélange de fables de toute époque, de toute nature, de tout pays, qui composaient le recueil d’un trouvère du XIIIe siècle. Les légendes celtes, scandinaves, germaniques, s’y rencontrent avec les récits populaires de l’Espagne et de l’Italie ; l’Orient, surtout depuis les croisades, fournit une foule d’histoires merveilleuses ; les souvenirs confus de l’antiquité classique n’y sont point oubliés. La guerre de Troie, les exploits d’Alexandre, les hauts faits de César y figurent à côté des prouesses de Charlemagne ; les amours des dieux de la mythologie prennent place auprès des récits édifians tirés de la vie des saints. Le trouvère qui sait son métier passe vite d’un sujet à l’autre ; il tâche de deviner le goût de ses auditeurs. S’il s’aperçoit qu’un récit qu’il a commencé ne leur plaît pas, il en