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d’une société lettrée qui éprouvait pour les plaisirs de l’esprit un goût impérieux et n’entendait pas y renoncer. La plupart des prêtres et des évêques étaient eux-mêmes des gens instruits, dont la jeunesse s’était passée dans les écoles, et qui avaient subi le charme des grands écrivains. Le souvenir qui leur en était resté n’est pas de ceux qui s’effacent aisément ; aussi faisaient-ils souvent dans la suite des efforts inutiles pour s’y soustraire. « Mon âme, écrivait un moine à son directeur, gâtée par les chants des poètes, ne peut désapprendre ces fables et ces mensonges auxquels elle s’est accoutumée dès l’enfance. Je ne puis m’empêcher d’y songer au moment même où je prie Dieu. Pendant que je lui demande le pardon de mes fautes, ces vieux poèmes me reviennent impudemment à la mémoire. Je crois voir devant mes yeux les anciens héros qui se combattent. Tous ces souvenirs qui me troublent m’empêchent de m’élever jusqu’à la contemplation du Seigneur, et mes larmes amères ne parviennent pas à les chasser de ma pensée. » C’est ainsi que les chrétiens pieux s’accusaient de laisser trop de place dans leur esprit à ces images charmantes qu’y avait fait entrer l’éducation ; on se querellait soi-même, on se maltraitait, mais on n’arrivait pas à se corriger. De là de grandes incertitudes dans la manière de juger alors les auteurs anciens, des sévérités surprenantes mêlées de complaisances singulières, une façon de les condamner en principe, de les railler, de les malmener, et une sorte d’impuissance à se passer d’eux, une habitude invincible de les citer ou de les imiter, même en des occasions où ces réminiscences païennes sont presque une profanation. Saint Jérôme, dans un passage célèbre où il décrit les cryptes sacrées de Rome qui contiennent les corps des martyrs, nous dit : « On y chemine pas à pas, et quand on est entouré par cette nuit ténébreuse, on peut bien dire avec Virgile : la frayeur saisit l’âme, et le silence fait frissonner. » Ainsi un vers de Virgile lui sert à exprimer les sentimens qu’il éprouve en présence d’un des sanctuaires les plus vénérés du christianisme ! C’est pourtant le même saint Jérôme qui s’écrie ailleurs, emporté par l’ardeur de son zèle : « Horace a-t-il rien à faire avec le psautier, Virgile avec l’Évangile, Cicéron avec les apôtres ? »

Ces inconséquences étaient inévitables : elles sortaient de la situation même qui mettait aux prises à la même époque, et pour ainsi dire dans les mêmes âmes, deux religions et deux sociétés ennemies. M. Comparetti est de ceux qui ne veulent pas qu’il fut possible à ces élémens contraires de s’accorder, ou même de vivre ensemble ; aussi prend-il plaisir à faire ressortir, dans un tableau saisissant, les différences qui les séparaient. Il montre que ces deux religions étaient vraiment aux antipodes l’une de l’autre, et qu’on ne peut pas imaginer une diversité plus grande, plus radicale, que