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semblable à celle des anciens chantres épiques qui ne faisaient guère que reproduire les émotions de leur époque et prêter, pour ainsi dire, une voix distincte aux sentimens confus de la foule ; lui aussi s’est pénétré des désirs de ses contemporains, et il a travaillé à les satisfaire ; il exprime fidèlement leurs impressions et leurs idées, il est la voix et l’écho de son siècle. Non-seulement son poème est historique et national, — M. Comparetti a fort bien prouvé que c’étaient les caractères essentiels de toute épopée romaine, — mais il l’est à la façon de son temps. Le patriotisme de Virgile ne ressemble pas à celui des vieux Romains de la république, il s’en distingue surtout en ce qu’il n’a rien d’étroit ni de fermé. Le soin qu’il a pris de faire participer toute l’Italie aux événemens qu’il chante, de donner une place aux légendes de l’Étrurie et de la Grande-Grèce à côté de celles du Latium, montre l’influence d’un régime qui avait étendu et agrandi l’idée de la patrie, con me aussi cette affectation de célébrer à la fois-et du même ton toutes les gloires anciennes et nouvelles, Pompée aussi bien que César, et Caton à côté d’Auguste, témoigne de l’abdication des partis qui, épuisés par leurs longues querelles, se réconciliaient dans le pouvoir absolu.

L’Enéide a donc ce caractère d’être tout animée des idées et des sentimens d’une époque, quoique faite pour lui survivre et pour charmer les esprits délicats de tous les temps. C’est ce qui fait comprendre cette explosion d’enthousiasme qui l’accueillit quand elle parut. À la satisfaction que causait la perfection de l’ouvrage se joignit cette correspondance secrète du public et de l’auteur qui donne les succès les plus éclatans. Le lecteur se reconnaissait dans le poème ; il jouissait du plaisir de voir si bien exprimé ce qu’il éprouvait lui-même. Il savait gré au poète d’avoir deviné ses désirs et de remplir si merveilleusement son attente. L’Énéide prit donc, dès le premier jour, une place exceptionnelle dans l’admiration des lettrés, et le temps ne devait jamais la lui ravir. M. Comparetti fait remarquer qu’elle échappa toujours à ces révolutions du goût public qui déprécient ou relèvent les œuvres de l’esprit. Le romantique Sénèque, partisan résolu des modernes, trouve bien que Virgile imite trop Ennius ; mais ce crime, qu’il a d’ordinaire grand’peine à pardonner, ne l’empêche pas de proclamer « que sa bouche divine donne au monde des préceptes salutaires, » et « qu’il a bien mérité du genre humain. » Vers l’époque d’Hadrien, quand une mode d’antiquité se répandit dans la littérature, et qu’il fut de mode de préférer les Gracques à Cicéron et Caton à Tite-Live, Virgile fut presque seul excepté de cette froideur qu’on témoignait aux écrivains du siècle d’Auguste, et, malgré l’acharnement de la