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en tout aux autres, et que ce n’est pas un titre médiocre de gloire de savoir écrire et chanter les grandes actions qu’on a faites. Cicéron fut le premier qui osa le dire ouvertement; il affecta d’admirer beaucoup les anciens écrivains de Rome, et même quelquefois de les mettre au-dessus des auteurs grecs qu’ils imitaient. Cédait-il, en le faisant, à un accès naturel d’orgueil national, ou bien était-ce seulement un calcul habile de vanité qui le poussait à défendre la réputation de ses prédécesseurs pour assurer la sienne? toujours est-il qu’il se fit, à tout propos, le champion de leur renommée. En même temps, il ne cessait d’exciter les jeunes gens qui l’entouraient à aller plus loin que leurs devanciers. « La Grèce vieillit, leur disait-il; allons lui arracher sa gloire littéraire et transportons-la chez nous comme tout le reste, » et il leur donnait l’exemple en essayant d’acclimater à Rome la philosophie qui n’avait pas pu encore s’y établir.

Ce mouvement fut étrangement favorisé par les circonstances, Auguste, quand il eut renversé l’ancien gouvernement, chercha tous les moyens d’adoucir pour les Romains les regrets de la liberté perdue. Il voulut les consoler de n’être plus les maîtres d’eux-mêmes en leur faisant goûter le plaisir d’être les maîtres du monde. Pour occuper les esprits que n’agitaient plus les luttes du Forum, il leur donna les satisfactions de l’orgueil national. Cet orgueil, qui s’excitait chez eux par le soin même qu’on prenait de le contenter, s’étendait à tout. La gloire littéraire leur était devenue aussi précieuse que les autres, et ils supportaient avec impatience d’être inférieurs en quelque chose à ces Grecs qu’ils avaient vaincus. Certes Rome avait le droit d’être fière des grands écrivains qu’elle produisait depuis un demi-siècle; cependant elle n’était pas encore satisfaite : un genre, le plus noble, le plus glorieux de tous, l’épopée, lui manquait. Elle souffrait de n’avoir qu’Ennius à opposer à Homère; elle éprouvait un désir ardent de lutter avec les Grecs sur ce terrain où ils n’avaient pas de rivaux. Je ne doute pas que ce désir, ressenti par tant le monde, et qui devait se faire jour de mille façons, n’ait exercé quelque influence sur la vocation de Virgile : il écoutait sans doute le sentiment général autant que ses instincts particuliers, lorsqu’après le succès éclatant des Géorgiques il entreprit sa grande épopée. Auguste, en lui demandant avec tant d’instance de récrire, se faisait l’interprète de tous les Romains; ils éprouvaient la même curiosité que lui à connaître jusqu’où le poète avait poussé son ouvrage, et quand la mort l’eut interrompu, ils approuvèrent le soin que prenait leur prince d’assurer la conservation de ce monument national. On peut donc soutenir que, malgré la différence des temps, Virgile s’est trouvé dans une situation assez