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une seringue. À vrai dire, il n’était rien au monde dont il ne crût avoir à redouter quelque chose. L’eau spécialement lui causait d’inexprimables terreurs. Il accomplissait bien les ablutions prescrites par la loi mosaïque, mais il ne se mouillait guère que le bout des doigts. Il faut le reconnaître toutefois, il ne négligeait jamais de porter le vendredi une cuvette au cimetière, « afin que les morts pussent faire leur toilette pour le sabbat. » Il va de soi qu’aucun instrument tranchant n’était toléré dans sa maison. Pendant la durée des chaleurs, il plaçait consciencieusement devant sa porte un grand baquet plein d’eau, tant il craignait que tous les chiens ne fussent enragés. Il faisait souvent, pour les éviter, les détours les plus extravagans. S’il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir, il grimpait sur un arbre, se jetait dans un taillis, s’effaçait le visage contre un mur, et si aucun de ces objets sauveurs ne se trouvait à proximité, il se jetait par terre à plat ventre. Pour peu qu’une souris sortit de son trou, il était homme à sauter sur la table et à se sauver en hurlant à l’aspect d’un crapaud rampant de son côté. Un jour, Jossel le vit reculant avec effroi devant un bon plat tout chaud.

— Eh bien ! papa, qu’as-tu donc ? Pourquoi ne manges-tu pas ?

— Que veux-tu que je mange ? gérait-il, les mouches me prennent tout. Faut-il donc que je leur dispute ma part ?

— Mais, papa, est-ce qu’il est possible d’avoir peur d’une mouche ?

— Peur d’une mouche ? Je n’ai pas peur d’une mouche, puisqu’il y en a cinq.

Son fils Jossel, au grand désespoir de son cœur paternel, était aussi téméraire qu’Abe Nahum Wasserkrug l’était peu. C’était le portrait de sa mère, qu’Abe Nahum d’ailleurs avait redoutée bien autrement que les mouches, que l’eau et les crapauds, plus même que les coups de canon.


II.

Si, grâce à sa poltronnerie, Abe Nahum était devenu le favori des juifs de Tarnow, Jossel le devint à son tour, grâce à sa témérité. Au début, il les fit trembler, et tous lui prédirent les plus affreux malheurs ; mais peu à peu ils prirent en lui une confiance qui se tourna finalement en enthousiasme. Jossel n’avait pas quinze ans que tous les Israélites de Tarnow, tous, y compris les patriarches à barbe blanche, proclamèrent qu’il leur était né un défenseur, l’appelaient continuellement à leur secours, et, à la moindre alerte, se rassemblaient autour de lui comme autour d’un nouveau Samson. Cet état de choses, inutile de le dire, ne plaisait guère à son