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humanistes, et de résumer le dernier mot d’un savoir acquis par quarante années de lecture assidue des poètes de Rome ; en est-il un seul parmi vos latinistes qui ait fait preuve d’un pareil désintéressement? En philologie orientale, vous pouvez citer Bopp avec un légitime orgueil : nous tenons compte autant que vous des services qu’il a rendus, mais en a-t-il rendu de plus grands que Champollion. Sylvestre de Sacy, Eugène Burnouf, qui a retrouvé le mot de cette énigme qu’on appelle la langue de Zoroastre, et rétabli dans leur orthodoxie première les livres canoniques que suivent aujourd’hui les prêtres de Bouddha?

Nous pouvons, vous le voyez, soutenir la comparaison sans chercher à déprécier vos savans, comme vous dépréciez les nôtres. Nous reconnaissons même que vous avez sur nous dans un certain genre une incontestable supériorité, que du reste nous sommes loin de vous envier. Vous êtes patiens, vous lisez tous nos livres, y compris ceux que nous ne lisons pas; vous les espionnez, ce qui rentre dans vos habitudes, et l’espionnage vous réussit, car si médiocre que soit un livre, il y a toujours dans une page ou dans une autre quelque indication bonne à recueillir, quelques phrases qui mettent sur la voie. Vous en prenez note, car personne ne tient mieux que vous les écritures. Le point de départ une fois trouvé, vous développez, vous allongez, vous bourrez vos dissertations de notes et de renvois, vous en mettez même trois ou quatre au même mot. La page française devient un volume allemand, et vous nous réexportez nos idées, en vous gardant bien de dire que vous nous les avez prises. La théorie du latrocinium honestum, qui faisait partie de l’enseignement national chez les Germains vos aïeux, comme nous l’apprend Tacite, est par vous appliquée en grand à nos philologues, à nos archéologues, à nos orientalistes, et quand vous les avez réquisitionnés sans merci, vous organisez contre eux la conspiration du silence. En voyant le dédain superbe que vous affichez pour la science française, nous nous sommes habitués à croire à l’infaillibilité de la vôtre, sans nous douter que vos docteurs comme vos fantassins excellent à emboîter le pas, et que c’est nous qui leur marquons la mesure. L’empire a exhaussé votre piédestal en vous embauchant pour travailler à la Vie de César, en vous décorant, en vous pensionnant largement, comme il l’a fait pour M. Mommsen et autres; mais aujourd’hui nous nous dégageons de votre tutelle, et nous ne sacrifierons plus, comme nous l’avons fait si longtemps et si naïvement, nos dieux indigènes, dii indigetes, au pied des idoles d’Irmensul.


CHARLES LOUANDRE.